Sous leTrône de Fer. Petites analyses littéraires

Sous leTrône de Fer. Petites analyses littéraires

Les promesses de l'aube

 

"Garde-le, dit Sam. Tu n'es pas un pleutre de mon espèce.

- Tellement pleutre t'es qu't'as tué un Autre." [Grenn] pointa la lame dans le noir. "Regarde, là, sous les arbres. Une lueur rose. L'aube, Sam. L'aube. Doit être l'est, par là. Si on se dirige de ce côté, on devrait rattraper Mormont.

- Si tu le dis..." Il balança son pied gauche contre un tronc pour le débarrasser de sa gangue de neige. Puis le droit. "Je vais tâcher." Avec une grimace, il fit un pas. "Je vais tâcher dur." Et il en fit un autre.

(Samwell I, tome 3 A Storm of Swords)

 

 [Ned] l'entendait encore retentir, son cri - Promets-moi -, dans la chambre où l'odeur du sang se mêlait au parfum des roses. "Promets-moi, Ned !" La fièvre qui tenaillait alors [Lyanna Stark] lui ôtait les forces et réduisait sa voix à un murmure imperceptible mais, sitôt qu'il eut donné sa parole, s'apaisa le regard anxieux.

(Eddard I, tome 1 A Game of Thrones)

 

 

 

 Résumé de l'épisode précédent: nous avons essayé de dresser une typologie des ombres par "origine" - magique, animale et humaine - ce qui nous a amenés à constater que cette typologie recouvrait les trois ombres nimbant Eddard Stark et ses deux filles dans la vision comateuse de Bran, dans le tome 1 A Game of Thrones; vision dans laquelle on peut reconnaître Sandor Clegane sous sa forme de Limier - chien fidèle de ses maîtres avec une part de servilité - Jaime Lannister dans son armure dorée - paradigme de l'orgueilleux et brillant chevalier "amant" de la reine et régicide - Gregor Clegane - montagne vivante avec son cheval qui s'abat comme une avalanche sur les victimes qui lui ont été désignées. Les trois ont en commun d'être prêts à tuer des enfants : Bran pour Jaime, le garçon boucher Micah pour le Limier; quant à Gregor Clegane, on ne compte plus les massacres perpétrés par lui et ses hommes dans le Conflans, et s'il avait commencé son tableau de chasse à la pré-adolescence, en brûlant son petit frère Sandor pour une histoire de jouet, il est surtout connu pour avoir fracassé le crâne du bébé Aegon Targaryen, fils de Rhaegar, lors de la Rébellion de Robert Baratheon. Nous n'avons pas encore décidé si ces trois figures représentaient le même personnage du passé à trois moments différents de sa vie, avec possiblement une "transformation" en Autre au bout du chemin - après la mort - ou s'il s'agissait de trois personnages différents mais liés d'une certaine façon (trois frères ?), ou encore autre chose. Il y a à mon sens une référence au conte de la Belle et la Bête, avec la transformation d'un "prince" brillant en bête, mais GRRMartin se serait amusé à imaginer la suite de l'histoire si le prince/bête n'avait pas été sauvé... comme ce n'est pour le moment qu'une intuition, je n'explorerai pas cette possibilité ici, mais probablement plus tard, lorsque l'idée aura mûri, avec la thématique de la rose. 

 Nous avons en outre déterminé que ces trois figures apparaissaient comme des mains exécutrices et non des commanditaires, et qu'ils échappaient à un moment au contrôle du-dit commanditaire (homme ou femme)... sauf Gregor Clegane qui semble accomplir le chemin inverse, vers davantage de dépendance, bien qu'il change de manipulateur. Il faudra cependant attendre la suite de la saga pour confirmer ces itinéraires, car bien des choses peuvent changer dans les quelques petits milliers de pages restant.

 Cependant, bien que cette question du rapport de dépendance soit intéressante, c'est sur les actes de ces mains et en particulier le meurtre de garçons - d'héritiers, de princes - que nous allons nous pencher dans la présente analyse. C'est un point que j'ai abordé sous un autre angle dans le premier article avec le cas des bébés mâles et des jouvencelles pourchassés, dont certains en réchappaient, comme Samwell dépeint symboliquement comme un bébé dans le chapitre où il tue l'Autre et se met en marche aux lueurs de l'aube. Le sauvetage de Sam se faisait cependant au prix de la vie de P'tit Paul, transfiguré en maman ourse pour l'occasion. Je vais donc explorer ici le thème du sacrifice d'enfant déjà né ou à venir : à quoi ou à qui est donc promis le "prince" ? au profit de qui se fait le sacrifice ? pourquoi le "sang de roi" ? et à quel prix peut-il en réchapper ?

 Quelques rituels de convocation d'ombres - dont un inattendu mais diablement efficace - nous servirons de point de départ avant de nous interroger sur les raisons de ces convocations, leur prix et ce qu'elles pourraient révéler de l'identité de ces ombres et surtout de ceux qui s'en sont servi. 

 

 

- DU FESTIN AU SACRIFICE : LE RÉGIME CAPRIN -

 

 Lorsque dans le tome 1 A Game of Thrones, Tyrion et Bronn sont chassés du Val par la Porte Sanglante et doivent traverser les Montagnes de la Lune hantées pas des clans de "pillards" (équivalents des Sauvageons au nord du Mur), Tyrion met au point un "plan" plus ou moins improvisé qui doit lui permettre de passer sain et sauf jusqu'au Conflans. Si on regarde les faits, alors que la nuit tombe, il allume un feu, chante un petit air de Myr et fait rôtir une chèvre, "goat" en anglais, dans but d'attirer les hommes des clans et de discuter avec eux.

 Dans la saga, les chèvres jouent le même rôle littéraire que les moutons, agneaux, béliers et autres caprins, celui de bouc émissaire - "scapegoat" en anglais - donc d'animal propice au sacrifice par excellence. On a vu dans le premier article les "agneaux" que sont les fils de Craster; on se souvient également de l'horrible fin du non moins horrible Varshé Hèvre, qui s'est lui-même mangé morceau par morceau, cuisiné par la Montagne et condamné par ses deux employeurs successifs, Tywin Lannister et Roose Bolton pour les exactions qu'il avait ordre de commettre dans le Conflans. Il en ressort que chèvres, agneaux et autres moutons sont des victimes expiatoires désignées, quitte à ce qu'ils soient bourreaux par ailleurs, comme Varshé Hèvre justement, ou Craster, ou Ramsay, ou même Mirri Maz Duur, la maegi du peuple des Agnelets qui se venge des Dothrakis en tuant le bébé de Daenerys et khal Drogo : chèvres et béliers étant définis dans la saga par leur avidité et les crimes qu'ils commettent pour l'assouvir, leur caractère de victime se mélange donc à celui du coupable qui paye pour les-dits crimes ou ceux des autres (essentiellement des accusateurs). Pour citer un autre exemple ambivalent, on a vu également dans les articles consacrés à Sansa le complexe de l'agneau sacrifié qui parvient cependant à faire tuer son bourreau et à faire condamner un autre pour cette mort. Et pour rester avec les Stark, on rappellera la vision de Daenerys, lors de sa visite aux Nonmourants, de l'homme à la tête de loup couronnée, un gigot d'agneau à la main en guise de sceptre, et présidant un festin aux convives massacrés. Il devrait être intéressant de voir l'histoire de Rickon, le plus jeune des enfants Stark, en fuite sur l'île de Skagos, peuplée de chèvres à une seule corne et de gens à la réputation de cannibales.

 Bref, si à la première lecture du chapitre dans lequel Tyrion s'échappe du Val le thème de la chèvre n'est pas encore développé, et que celle tuée et apprêtée pour un repas n'apparaît que comme une vulgaire chèvre des montagnes (sans autre portée littéraire qu'un élément de la ruse du Lutin), la suite de la saga nous oblige à revenir sur ce détail et d'autres, beaucoup moins anodins qu'ils ne paraissent.

 Notre Lutin cuisine ainsi sa chèvre le soir venu, en chantonnant une petite chanson originaire de Myr, une des cités libres d'Essos (c'est la chanson de Tysha, son premier amour, qui ne venait cependant pas de Myr), dans le but avoué d'attirer des membres des clans, ce qui au finale ressemble fort à un rituel pour convoquer des esprits, démons et autres ombres. Rituel magique ? c'est un peu tiré par les cheveux ? Allons faire un tour sous la tente de Khal Drogo, où Mirri Maz Duur - l'Agnelle - sacrifie un cheval et convoque des ombres.

 

 (...) Mirri Maz Duur fredonnait des formules magiques et un coutelas, tout à coup, paraissait en son poing.

(...) Une fois allumés les braseros, Mirri Maz Duur jeta sur les charbons une poudre rouge d'où s'exhalèrent des fumerolles aux senteurs épicées (...)

- Dès que je commencerai à chanter, plus personne ne doit entrer. Mes incantations vont réveiller de vieilles puissances noires. Ici danseront les morts, cette nuit. Aucun vivant ne doit les voir. (...)

 À cet instant, la voix de Mirri Maz Duur s'éleva en une psalmodie plaintive, un ululement suraigu qui fit courir une sueur froide le long de l'échine de Daenerys.

 (...)

 Non ! voulut crier Daenerys, non, non, pas ça, il ne faut pas ! mais, lorsqu'elle ouvrit la bouche, il n'en sortit qu'un long gémissement de douleur, et une sueur l'inonda de la tête aux pieds. Mais qu'est-ce qu'ils ont ? Comment ne voient-ils pas ? A l'intérieur de la tente dansaient les ombres, les ombres menaient la ronde autour du brasero et du bain de sang, des ombres sombres contre les parois de soie, des ombres dont certaines n'avaient rien d'humain. L'une avait la forme d'un loup gigantesque, une autre vaguement celle d'un homme, mais nimbé de flammes.

 "La femme agnelet connait les secrets de l'enfantement, confirma Irri. Elle l'a dit, j'ai entendu."

 (Daenerys VIII, tome 1 A Game of Thrones)

 

 Le couteau sert à sacrifier l'étalon rouge de Drogo, et à strictement parler, il ne fait pas partie intégrante du rituel de convocation des ombres. Sauf indirectement, dans la mesure où on peut considérer le sang versé comme un des moyens d'appeler les ombres (ici, selon Mirri Maz Duur, explicitement les âmes des morts) : ce ne serait pas une nouveauté en littérature, puisqu'on voit dans l'Odyssée une scène similaire : Ulysse attire les âmes des morts par un sacrifice sanglant (un bélier noir) et en récitant des paroles rituelles, le sang est réservé en priorité au fantôme du devin Tirésias, qu'Ulysse souhaite interroger; il en laisse ensuite d'autres boire à leur tour et peut alors discuter avec. GRRMartin a repris un élément important, l'avidité des ombres pour le sang qui redonne pour un temps le goût de la vie, un thème bien développé avec les Nonmourants à Qarth notamment.

 Mais revenons à nos deux scènes. 

 Outre que le rapprochement textuel entre l'enfantement et les ombres pose déjà les bases pour le personnage de Melisandre - celle qui donne naissance à des ombres - on retrouve bien les éléments de la scène de Tyrion et Bronn dans les Montagnes de la lune : un "scapegoat" qui officie (Tyrion est le bouc émissaire de Lysa Arryn qui n'a pas pu le tuer quand il était son prisonnier et l'a envoyé se faire tuer dans les Montagnes de la Lune; Mirri est la prêtresse du peuple des Agnelets qui finira en viande cuite), le feu (Tyrion ne sachant pas l'allumer, c'est Bronn qui s'en charge), l'animal sacrifié, la psalmodie, ainsi que l'arme tranchante (Tyrion est presque bercé par le frottement de la lame que Bronn est en train d'aiguiser). Comme par hasard, lorsque les hommes des clans répondent à "l'appel" de Tyrion, ils apparaissent d'abord tels des ombres ("shadow"), un reflet de lune sur des lames, puis des voix :

 

 Le feu n'était plus que braises parmi les cendres et, tout autour, des ombres avançaient en rampant.(...) Puis, aux ombres sournoises, [Tyrion] cria : "Venez donc partager notre feu ! On caille, cette nuit !" Ajoutant : "Nous n'avons pas hélas, de vin à vous offrir, mais pour notre chevreau, soyez les bienvenus."

Tout mouvement s'était interrompu, mais on discernait le reflet de la lune sur le métal. "C'est notre montagne ! protesta depuis le couvert une voix caverneuse, rude, inamicale. Notre chevreau !"

- Votre chevreau, soit, acquiesça Tyrion. Qui êtes-vous donc ? 

- Quand tu verras tes dieux, riposta quelqu'un d'autre, dis-leur que c'est Gunthor, fils de Gurn, de la tribu des Freux [="Stone Crows", "corneilles de pierre", plus exactement, en anglais], qui t'envoie !" Des craquements de feuilles mortes, et il apparut. Maigre, casqué d'un heaume à cornes, armé d'un grand coutelas. 

 (Tyrion VI, tome 1 A Game of Thrones)

 

 Avec le froid, la lune, les paroles menaçantes et le bruit des feuilles, on est dans le registre des Autres. Évidemment, il n'y a aucune magie dans les actes de Tyrion, car c'est l'écriture de GRRMartin qui permet d'établir un lien littéraire entre des scènes qui ne se ressemblent pas au premier coup d'oeil. 

 Par ailleurs, le parallèle entre les clans des montagnes et les Autres est clairement établi littérairement par le biais de certains éléments de géographie des lieux : le Val d'Arryn est fermé par une forteresse appelée la Porte Sanglante - "Bloody Gate" - qui fait office de mini-Mur entre ces Autres-là et la zone civilisée et riche que représente le Val. Val d'Arryn commandé depuis les Eyrie, un château comme un nid d'oiseau, tout pierre et marbre blanc, dans la cour duquel Sansa va cependant édifier un Winterfell de neige. Avant d'être lié à son loup, Bran le vervoyant rêvait d'être un oiseau et escaladait les murs de Winterfell pour rejoindre ceux nichés au sommet de la plus haute tour, brisée. Robert Arryn, lui, rêve de faire voler les gens et ne veut pas quitter son nid. Sans, bien sûr, oublier le parallèle entre les Eyrié - tout blancs - et Châteaunoir, le nid ou quartier général des "corbeaux" noirs, les frères jurés de la Garde de Nuit.

 Si on souhaite aller plus loin encore dans l'interprétation symbolique, on peut voir le Val comme le corps d'une femme dont la Porte sanglante représenterait le vagin ; cette métaphore vaginale est présente à l'occasion d'une anecdote dont le chanteur Tom des Sept a été le héros : dans le tome 3 A Storm of Swords, il raconte comment il a été contraint de passer la Porte sanglante nu, en chantant la chanson "comme un nouveau-né au jour de sa naissance". Comme Melisandre qui accouche d'ombres tueuses, le Val (avec son antique reine tutélaire en deuil perpétuel) a accouché d'enfants ombres et tenus en dehors du giron maternel par les seigneurs qui se sont arrogé les terres. Avec Jon, Ygrid la sauvageonne parle d'ailleurs des rois comme de bandits et voleurs:

 

"The gods made the earth for all men t' share. Only when the kings come with their crowns and steel swords, they claimed it was all theirs. My trees, they said, you can't eat them apples. My stream, you can't fish here. My wood, you're not t' hunt. My earth, my water, my castle, my daughter, keep your hands away or I'll chop 'em off, but maybe if you kneel t' me I'll let you have a sniff. You call us thieves, but at least a thief has t' be brave and clever and quick. A kneeler only has t' kneel."

(Jon V, tome 3 A Storm of Swords)

 En un sens, après la mort de Jon Arryn, on voit comment sa veuve Lysa devient une proie pour sa cour de prétendants qui espèrent chacun mettre ainsi la main sur le Val.

~~

 

 Lors de la rencontre avec les hommes des clans, l'un d'eux menace Tyrion de donner ses attributs à manger aux chèvres. Plus tard au cours de la saga, dans le chapitre Tyrion X tome 2 A Clash of Kings, Varys raconte comment encore enfant, il a été castré, une nuit, à Myr, par un sorcier qui a coupé puis jeté ses attributs dans le feu, en psalmodiant des incantations pour convoquer quelque chose. Varys se souvient uniquement de la voix de ce quelque chose, une voix qui semblait issue des flammes, et à l'en croire il en rêve encore. Ce récit intervient précisément après l'évocation des morts de Renly et de Cortnay Penrose : Varys confie à Tyrion qu'il croit que des maléfices sont à l'origine de ces morts et le lecteur sait qu'il s'agissait d'ombres. S'il est difficile de dire jusqu'à quel point Varys ment sur sa haine des magiciens tout en essayant de séduire Tyrion et de le convaincre de sa propre détestation de Stannis (il est plus probable qu'il craigne sa prise de pouvoir parce que Stannis se débarrasserait de lui et ruinerait un plan mûri depuis une quinzaine ou dizaine d'annèes, plutôt que parce qu'il ferait usage de magie), on retiendra néanmoins l'image de ce rituel et les échos qu'il trouve ailleurs dans la saga., en plus du fait que tant Tyrion que Varys se confient chacun sur une blessure traumatisante qui va influer toute leur vie et déterminer nombre de leurs actes. 

 

 On retrouve une histoire d'attributs virils et de chèvres dans deux autres cas déterminants (et non exhaustifs) : le premier avec Theon Greyjoy déchu et transformé par Ramsay (dans Ramsay, il y a "ram" le bélier) et dont le sacrifice commence avec un incendie et la mort de son étalon Blagueur; l'autre cas est une des aventures d'Aeron Greyjoy avant sa conversion en prêtre du dieu Noyé :

 

 Un jour, il paria son boutre tout neuf contre un troupeau de chèvres qu'il réussirait à souffler la flambée de l'âtre avec pour unique instrument sa queue. L'exploit lui permit de se bâfrer de chèvres une année durant, et il baptisa Typhon d'or (="Golden Storm") son navire, au mât duquel Balon menaça toutefois de le faire pendre lorsqu'il apprit de quelle sorte de bélier son frère se proposait d'en surmonter la proue.

(le Prophète, tome IV A Feast For Crows)


 On appréciera à nouveau la manière qu'a GRRMartin de condenser une vaste thématique dans une mini anecdote à caractère comique. Ainsi, Aeron avec son "typhon d'or" est capable d'éteindre des foyers, à l'image des Autres qui les éteignent avec leurs vents glacés. De plus, cette "pluie dorée", qui dans d'autres histoires est capable de féconder des princesses enfermées dans des tours par des rois (comme Danaé, visitée par Zeus sous forme de pluie d'or, et dont Daena, la mère de Daemon Feunoyr enfermée par son frère, porte presque le nom), assure ici la subsistance de notre héros pour bien longtemps. Mieux, Aeron, en se contentant de manger les chèvres les unes après les autres, a illustré et dévoyé non seulement 
la devise des Greyjoy qui dit "Nous ne semons pas", mais aussi la rivalité mythologique entre le Dieu Tornade (="Storm God") et le Dieu Noyé (="Drowned God"), les dieux traditionnels des Fer-nés, Aeron ayant joué à être le dieu Tornade, festoyant une année durant aux dépends de son adversaire, le dieu Noyé, celui qui ordinairement "festoie dans ses demeures liquides". Cette référence sera encore plus explicite lorsqu'à la suite de cette anecdote, Aeron se rappellera que son Typhon d'or a été coulé par la Fureur, le navire amiral de Stannis, et que lui-même s'est noyé pour de vrai et a donc festoyé au fond de l'eau avant d'être rejeté au rivage pour vivre quelque temps comme prisonnier dans les tréfonds de Castral Roc (la forteresse-rocher des Lannister), à tester la vanité de ses tempêtes dorées. 

 Aeron, en ressortant de sous Castral Roc pour vivre sa nouvelle aube et renaître au monde, a payé ses festins de chèvres en devenant la créature du dieu Noyé qu'il tournait en dérision. Il a subi au passage une castration mystique et ne peut plus "semer", comme un Greyjoy pur sel. 

 Les dieux ont un certain sens de l'humour.

 

 Le point commun entre les personnages que nous venons d'évoquer, c'est donc leur castration réelle ou symbolique, que ce soit par le choix d'une vie chaste comme Aeron, par mutilation physique comme Varys ou Theon, ou pour Tyrion par incapacité à savoir ou vérifier s'il a engendré des enfants malgré une vie sexuelle hyperactive. Chacun d'eux a dans sa vie un ou plusieurs castrateurs, réels ou symboliques. Varys a évoqué le sorcier qui l'a castré pour de vrai; Tyrion a son père Tywin, et Aeron a eu deux de ses frères ainés, Euron et Balon, tous deux rois des Îles de Fer à un moment donné. Theon, lui, est carrément cerné de toutes parts par des castrateurs, entre la famille Greyjoy (Balon, Aeron et Asha) ou Eddard Stark et sa menacante épée Glace, ou encore les Bolton. Tous avatars de figure paternelle toute puissante et dévorante.

 Le résultat de cette castration est l'impossibilité d'avoir un fils auquel transmettre un héritage, c'est le sacrifice d'un fils à venir, et partant, de son propre avenir.

 Quand Craster - seul roi en son manoir - tue ses fils, c'est une manière d'empêcher que ses petits agneaux ne deviennent béliers à leur tour et ne le castrent : comme dans la mythologie grecque Cronos (qui a lui-même castré son père pour se libérer) mange ses enfants parce qu'il lui a été prédit que l'un d'eux le renverserait (notons au passage que l'animal fétiche de Cronos est le bélier, ce qui fait de la figure de Craster une référence explicite à ce mythe).

 Quand Ramsay mutile Theon, c'est pour le déchoir de son titre de "Prince de Winterfell", s'arroger la place à son tour, et pouvoir signer "trueborn lord of Winterfell". Et avant de mourir, Mirri Maz Duur lance à Daenerys une sorte de malédiction/prédiction, affirmant qu'elle ne retrouvera pas Drogo et n'aura pas d'enfants. Dans l'esprit de Mirri, il s'agissait de mettre fin à la prophétie de l'Étalon chevauchant le monde, promesse de mort et de destruction pour son peuple et des milliers d'autres hommes, femmes et enfants qui n'avaient certainement rien demandé à personne.

 

 

 

- "KILL THE BOY AND LET THE MAN BE BORN" -

 

 "Tue l'enfant", se répète Jon dans le tome 5 A Dance with Dragons - "Tue l'enfant pour laisser naître l'homme" est la phrase complète, dite un jour par le vieux mestre Aemon dans le contexte particulier de son élection comme lord Commandant de la Garde de Nuit à un âge exceptionnellement jeune

 

 "Permettez-moi, messire, de vous donner un dernier conseil, avait dit le vieillard, celui-là même que j'ai autrefois donné à mon frère lors de notre séparation. Il avait trente trois ans lorsque le Grand Conseil l'a choisi pour monter sur le Trône de Fer. Un homme fait, avec des fils, et cependant, par certains aspects, encore un enfant. L'Oeuf (=Egg en anglais, diminutif pour Aegon : se reporter aux nouvelles dont les héros sont Dunk et l'Oeuf) avait en lui une innocence que nous chérissions tous. Tue l'enfant qui est en toi, lui ai-je conseillé le jour où j'ai embarqué pour le Mur. Pour gouverner il faut être un homme. Un Aegon, pas un Oeuf. Tue l'enfant et laisse naître l'homme." Le vieillard palpa le visage de Jon. "Tu as la moitié de l'âge qu'avait l'Oeuf, et tu portes un fardeau plus cruel, je le crains. Ton commandement t'apportera peu de joie, mais je pense que tu as en toi la force d'accomplir ce qui doit être fait. Tue l'enfant, Jon Snow. L'hiver est presque sur nous. Tue l'enfant et laisse naître l'homme."

(Jon II, tome 5 A Dance With Dragons)

 

  Dans la tête de Jon, suivant en cela le sens donné par mestre Aemon, le "tue l'enfant et laisse l'homme grandir" ne concerne que lui et au sens figuré : il l'interprète comme son passage dans le rude monde adulte. Mais comme toujours chez GRRMartin, ces petites phrases qui reviennent comme des refrains peuvent avoir de multiples sens et implications qui dépassent celui qui les prononce ou les pense. De fait, la première partie de l'injonction - "tue l'enfant" - apparaît dans un contexte qui permet une autre interprétation que celle de mestre Aemon, bien plus cruelle et pas du tout figurée : Jon monte un plan dont le résultat a priori doit être exactement l'inverse - sauver l'enfant, donc - en envoyant le fils de Mance Rayder dans le sud de Westeros avec Sam et Vère : il sauvera le garçon et le mettra hors de portée de Melisandre qui souhaitait - à ce qu'il croyait - le sacrifier sur le bûcher en tant que fils du roi d'au-delà du Mur pour faire définitivement de Stannis le nouvel Azor Ahai, le "Prince promis". Cependant, ce sauvetage se fait au prix du fils de Vère qui, lui, reste au Mur et dont l'avenir est incertain, même si Vère fait promettre à Jon d'aider son fils à grandir dans les meilleures conditions et à devenir un homme. Jon s'enjoint ainsi de "tuer l'enfant" alors qu'il est en train de forcer Vère à abandonner son propre fils et à prendre avec elle celui de Mance, en la menaçant de tuer le premier si le second meurt au bûcher.

 Ironiquement, la phrase revient à la fin du tome 5 A Dance with Dragons, dans le dernier chapitre de Jon Snow, celui où il est poignardé à mort par plusieurs frères jurés de la Garde de Nuit, illustrant ainsi son petit refrain au sens propre. Il vient de recevoir une lettre particulièrement cruelle et menaçante de Ramsay Bolton, qu'il croit marié à sa soeur Arya :

 

 Jon plia les doigts de sa main d'épée. La Garde de Nuit ne prend pas parti. Il serra le poing, le rouvrit. Ce que vous proposez n'est rien de moins qu'une trahison [=ici, Jon se rappelle qu'il a refusé Winterfell que lui offrait Stannis à cause de ses voeux à la Garde]. Il songea à Robb, des flocons de neige fondant sur ses cheveux. Tue l'enfant et laisse naître l'homme. Il songea à Bran, escaladant le mur d'une tour, agile comme un marmouset. Au rire étouffé de Rickon. À Sansa, qui brossait la toison de Lady en chantant pour elle-même. T'y connais rien, Jon Snow. Il songea à Arya, aux cheveux aussi emmêlés qu'un nid d'oiseau. Je lui ai confectionné un chaud manteau avec la peau des six putains qui l'ont accompagné à Winterfell... Je veux restitution de mon épouse... Je veux restitution de mon épouse... Je veux restitution de mon épouse...

" Je crois que nous avons intérêt à réviser le plan", déclara Jon Snow. 

(Jon XIII, tome 5 A Dance With Dragons)

 

 On le voit ici, Jon agit à nouveau exactement à l'inverse de la prescription d'Aemon : ses souvenirs des enfants Stark le renvoient à l'époque où il faisait partie de la fratrie, avant son départ pour le Mur, et ce sont ces souvenirs - en particulier celui d'Arya sa soeur préférée - qui le poussent à rompre ses voeux de la Garde de Nuit et à monter une expédition contre Ramsay Bolton. Le résultat immédiat est son assassinat. L'enfant a été tué. Plus troublant, on retrouve dans le contexte de cette mort des éléments propres aux Autres (ça tombe super bien pour notre enquête, non ?), mais aussi à la prophétie sur le retour du héros Azor Ahai, le guerrier de la lumière qui dissipe les ténèbres avec son épée magique et ramène donc l'aube : le sel des larmes de Bowen Marsh, la fumée (la blessure de Jon fume) et les étoiles sur le manteau du défunt ser Patrek sont ensanglantées. Est-ce donc un héros, un homme qui doit naître du sacrifice de Jon ?

 Attardons-nous un instant sur la mort de ce ser Patrek et ses circonstances, qui donnent peut-être une piste, puisque l'assassinat de Jon a lieu au même endroit et immédiatement en suivant. 

 Ce sont donc d'abord des "rugissements" puis un "hurlement d'agonie" qui alertent Jon et le reste du monde : le premier réflexe de Jon est de penser aux spectres - les morts animés par les Autres - ce qui est une manière de les convier symboliquement sur scène; mais les rugissements sont ceux du géant Wun Wun et le hurlement celui du chevalier. Ce dernier a visiblement cherché à pénétrer dans la tour où est retenue Val, la princesse sauvageonne, tour gardée par le géant. Dans une configuration de conte classique, le chevalier est le libérateur et le tueur de monstres; cependant, tout laisse croire qu'ici, ser Patrek n'avait rien d'un libérateur, mais qu'il était au contraire l'agresseur, puisqu'il avait montré à d'autres occasions sa volonté de s'approprier la jeune femme. Sa cape blanche et argentée, avec des étoiles bleues, est aux couleurs des Autres, dont les yeux apparaissent comme des saphirs ou des étoiles. D'autre part, alors qu'elle se teinte du sang de son porteur, elle rappelle celle de ser Hugh du Val, le jeune chevalier abattu par la Montagne lors du Tournoi de la Main, dans le tome 1 A Game of Thrones. Les couleurs sont les mêmes mais inversées, et des lunes remplacent les étoiles, et le géant Wun Wun reprend la place de la Montagne connu pour avoir éclaté la tête d'un bébé Targaryen contre un mur, et qu'on a vu écraser du poing celle d'Oberyn Martell lors d'un duel judiciaire dont l'enjeu apparent était la vie de Tyrion, et l'enjeu réel le châtiment des coupables du meurtre et du viol de la princesse Elia Martell.

 J'avais rapproché thématiquement ser Hugh d'autres jeunes chevaliers, mains exécutrices et criminelles réduites au silence par des monstruosités dans le précédent article. Dans la mort de ser Patrek, des détails supplémentaires doivent nous interpeller : le géant Wun Wun fracasse le chevalier en le tenant par une jambe comme une poupée et Jon le compare alors bizarrement à Arya se servant de sa poupée comme arme anti-légume. La métaphore est vraiment incongrue ici - quoi de commun entre une petite fille et un géant poilu qui ressemble plus à un ours qu'à un humain ? Justement...

 On a vu dans le premier article la figure d'une jeune femme ourse pourchassée et associée à la lune. On a vu aussi une femme ours se sacrifiant pour un enfant. Au cours de la saga, Arya est associée plusieurs fois à des figures d'ours, la plus explicite étant l'ours noir d'Harrenhal qu'elle identifie à Yoren lorsqu'il massacre ser Amory Lorch. Jaime, lui, comparera le même ours avec Gregor Clegane. On retrouve en outre dans cette histoire un chevalier-boucher (ser Amory) n'hésitant pas à mutiler et massacrer femmes et enfants (c'est lui qui a tué la petite Rhaenys Targaryen, 4 ans, de plusieurs dizaines de coups de poignard), tué par une figure d'ours, protecteur très ambivalent de femmes et d'enfants : Gregor Clegane est l'autre monstre des Lannister, mais à la fin du tome 5 A Dance with Dragons, sous sa nouvelle identité de Robert Fort, il entre dans la Garde blanche, attaché à la protection de l'enfant roi Tommen et de sa mère Cersei. Il ressort à nouveau ici ce schéma déjà entrevu dans le précédent article de deux figures d'ombres monstrueuses qui s'opposent. (Je n'ai pas évoqué Sansa avec la poupée de Robert Arryn, mais j'en parle ici)

 Mais poursuivons : dans sa dernière apparition physique avant l'assassinat de Jon, lorsqu'elle revient avec Tormund se constituer prisonnière, Val est apparue vêtue entièrement de blanc, portant une peau d'ours et avec les yeux bleu. Accompagnée par Fantôme, le loup de Jon, elle offrait le tableau de la jouvencelle (guerrière) ourse et lune tout à la fois, en couple avec le loup bâtard. Ourse et lune, et portant elle aussi les couleurs des Autres. Dans la tour où elle loge se trouve également un bébé : le fils de Vère, échangé avec le fils de Mance, comme on l'a vu précédemment. Une fille d'ours associée à la lune argentée et qui se "crée" une arme de destruction massive au moyen d'un sacrifice, ça ressemble fort à Daenerys ! Cela veut-il dire qu'une jeune fille "ourse" du lointain passé des Stark serait à l'origine des Autres ? Ou les aurait-elle au contraire combattus par des moyens discutables ? 

 Il est encore trop tôt pour répondre et ce n'est pas fini : le géant Wun Wun risquant de faire un massacre avant d'être tué, Jon cherche un moyen de l'apaiser :

 

"Cuirs, parle-lui, calme-le. L'Ancienne Langue, il comprend l'Ancienne Langue. En arrière, les autres. Rangez votre acier, nous l'effrayons."

(Jon XIII, tome 5 A Dance with Dragons)

 

 Cela pourrait être l'inverse littéraire du "Dracarys" appris par Daenerys à ses dragons pour les faire attaquer, ou encore du mot que prononce l'Autre dans le prologue du tome 1 A Game of Thrones et qui donne le signal de la boucherie. Comme si les mots étaient dotés d'une puissance magique.

 Jon panique cependant et songe qu'il lui faut une trompe - "a horn" dans la version originale, un cor. Trois coups de cor annoncent les Autres; dans le serment de la Garde, il est ce qui secoue les dormeurs; c'est aussi le légendaire Cor de Joramun, qui aurait le pouvoir de faire tomber le Mur en "réveillant les géants de la terre"; et enfin, c'est le cor magique d'Euron, Dompte-dragon. Voilà, Jon sans le savoir (pour changer), vient de réclamer un Dompte-géant, un artefact qui pourrait lier à lui un géant mais pourrait aussi faire tomber le Mur. Et c'est là que ses frères noirs - les corbeaux - le frappent à mort, pour avoir justement causé une brèche symbolique dans le Mur en faisant passer les Sauvageons, et pour avoir rompu ses voeux, mettant ainsi la Garde de Nuit et le Mur en danger. 

 Récapitulons donc le schéma assez complexe de la scène, qui - possiblement - nous renvoie directement à plusieurs événements du passé très lointain et tabou des Stark de Winterfell, superposés ici en une scène unique : un guerrier "autrisé" convoite une "princesse" ourse et son bébé. La "princesse" est défendue par un géant/un ours qu'elle a "convoqué" et par un jeune loup bâtard - le père du bébé. Le loup bâtard est percé de coups, dont le premier, au cou, visait à l'égorger. Comme ce schéma se retrouve ailleurs dans la saga, éparpillé, il y a des chances pour que la suite s'y trouve également, et parions d'emblée qu'un "loup" bâtard de "roi" a été égorgé aux pieds du barral de Winterfell, et que ce "sang noir" de bâtard est littérairement (et peut-être aussi "réellement") matérialisé par l'étang noir et froid à cet endroit. La complexité vient ici du fait que le loup bâtard est à la fois un fils héritier d'un sang "magique" et par conséquent convoité, mais aussi symboliquement un "homme fait" avec femme et enfant. 

 En l'occurrence, en tant que fils de Rhaegar Targaryen, Jon pourrait être un prince aux yeux des hommes, et selon les prophéties, qui sont elles-même tributaires du langage des hommes - il est un prince promis -, mais ce qui fait sa spécificité, c'est bien le fait de porter en lui le "sang du dragon", du "sang de roi" comme préfère dire Melisandre. On peut dire la même chose du "sang de change-peau".

 La difficulté pour interpréter l'assassinat de Jon vient donc également de cette double dimension : il est par son sang et son parjure un enfant à sacrifier, un prince promis à la mort; et dans le même temps, la mort de cet "enfant" est la promesse d'une (re)naissance pour un homme - un héros "guerrier du feu" dirait Melisandre, qui cherche précisément à sacrifier du "sang de roi" pour achever la métamorphose de Stannis en Azor Ahai. La question qu'on peut se poser à présent est : quel enfant achèterait la résurrection de Jon ? ou plutôt, de la même manière que Daenerys a donné la vie de son fils contre celle de Drogo, quel enfant pourrait subir le sacrifice et pour quel résultat ? Questions subsidiaires : ce sacrifice est-il réellement nécessaire et si oui, pourquoi, et quel est son coût pour le bénéficiaire ?

 

 

 - MARCHÉS DE DUPES -

 

 

 Il apparaît qu'à certaines occasions celui qui aurait dû être sacrifié échappe à la mort promise. C'est le cas d'Edric Storm, par exemple, sauvé par Davos. Ou bien qu'une autre victime reçoive la mort promise à un autre. 

 Dans la scène d'invocation des ombres de Tyrion, GRRMartin s'amuse à déplacer dans un contexte totalement différent (et dépourvu de magie) ce qui constitue le contexte d'apparition des Autres, à savoir le froid, l'extinction des feux, le langage des feuilles ou le reflet de la lune. Ironiquement, Tyrion fait remarquer aux membres des clans qui se pointent l'absence de vin, ce qui est une manière de poursuivre la métaphore sur le rituel magique, puisque plus d'une fois dans la saga, le vin est assimilé au sang.

 En tous les cas, le pari est réussi pour Tyrion et les "ombres" ont bien ici répondu à son appel. Cependant, puisqu'il les a convoqués dans un but précis, il faut encore leur offrir quelque chose qui en vaille la peine en paiement du service qu'il attend d'eux. En l'occurrence, Tyrion leur offre le Val : 

 

 "(...) Que nous donneras-tu contre vos vies sauves, Tyrion, fils de Tywin ? Des épées ? Des lances ? Des cottes de mailles ? 

 - Tout ça et bien plus, Gunthor, fils de Gurn, repartit Tyrion Lannister avec un grand sourire. Car je vous donnerai en outre le Val d'Arryn."

(Tyrion VI, tome 1 A Game of Thrones)

 

 Et en effet, lorsqu'après avoir servi Tyrion à la Verfuque, puis pour certains à Port-Réal, les clans qui l'avaient suivis repartiront tout armés dans leurs montagnes de la Lune, on apprendra au cours des pérégrinations d'Arya avec le Limier que ces clans lancent des raids plus osés, mieux organisés et armés sur le Val et alentours. Le Val officiellement dirigé par un jeune garçon de l'âge de Bran, le petit lord Robert Arryn. Encore un garçon - un héritier - offert en sacrifice. 

 Cependant, le marché de Tyrion reste un marché a priori de dupes, puisque le nain ne possède pas le pouvoir sur le Val d'Arryn, qui ne lui appartient pas, et que le petit Robinet chéri n'est pas son fils : il n'offre rien de lui qui équivaudrait à un sacrifice, mais se contente là d'utiliser des hommes-ombres pour assouvir une vengeance personnelle contre Lysa Arryn et sa cour de prétendants. D'ailleurs, comme le contrôle de ces clans lui échappe totalement après la bataille de la Néra, on peut non seulement s'interroger sur les conséquences à long terme de son acte et sur qui sera vraiment dupé, mais également noter que l'ambiguïté des rapports entre Tyrion et les clans est effective dès le début, et le Lutin ne sait pas lui-même s'il est leur prisonnier ou leur commandant : 

 

 If truth be told, he did not know what to make of them himself. Was he their commander or their captive? Most of the time, it seemed to be a little of both. 

(Tyrion VII, tome 1 A Game of Thrones)

 

 Mais au moins, après la bataille de la Verfuque, Tyrion - qui s'est bien battu avec ses nouveaux amis - accède à un statut de mini héros et gagne même assez de considération de la part de son père Tywin pour que ce dernier l'envoie à sa place comme Main du roi.

 Le motif d'un enfant sacrifié (ou promis en sacrifice) pour le bénéfice d'un "roi" ou d'un "héros" ou d'un "homme fait" (ou les trois à la fois), selon la conception que les personnages ou nous-même nous faisons du héros et du roi, n'est donc pas l'apanage de Jon. On a vu plus haut qu'on le retrouvait avec Craster - qui offre ses bébés mâles aux Autres pour garantir sa survie et sa domination sur son domaine (on fait difficilement plus explicite en termes de lien avec les Autres); il est aussi présent avec Ramsay et son père Roose Bolton (le cher Roose semble bien se servir de son fils comme d'un écran à ses propres crimes, un bouc émissaire offert en sacrifice aux vassaux du Nord qui assouviraient leur soif de vengeance sur lui plutôt que sur le père); et bien sûr, il y a Theon Greyjoy, qui tue les "fils Stark" pour assurer son titre de Prince de Winterfell; ou encore Euron Greyjoy qui accède à la royauté en ayant probablement payé les Sans-visage avec un oeuf de dragon, pour qu'ils tuent son frère le roi Balon. Euron, qui compare ses enfants - ses bâtards - au contenu de son pot de chambre et n'hésite pas à les sacrifier au besoin, comme c'est le cas avec la pauvre Falia Flowers enceinte de lui, dans le chapitre du futur tome 6 The Winds of Winter, The Forsaken (l'Abandonné en français), lu en preview en mars 2016, ce qui renseigne là encore sur la valeur qu'il accorde aux dons qu'il consent. Euron Greyjoy a-t-il payé aux Sans-visage le prix attendu pour la mort de son frère, ou ne risque-t-il pas un paiement surprise, un qu'il ne voulait pas ?

 

 

 Mais puisque nous sommes avec les tricheries, il faut nous pencher sur les cas de substitution - symbolique ou réelle - ceux où un "enfant" qui n'est pas le bon subit ou risque de subir la mort promise à un autre.

 C'est l'histoire des origines de Jon, des années plus tôt, à la fin de la Rébellion contre la dynastie des Targaryen : Eddard Stark avait ramené un bébé garçon à Winterfell, probablement le fils de sa soeur Lyanna que celle-ci lui avait fait promettre de sauver et d'élever. Lyanna avait été "enlevée" par Rhaegar Targaryen, le prince qui cherchait à réaliser la prophétie du Prince Promis. Lyanna accouchait de bébé Jon pendant que les enfants légitimes de Rhaegar, Aegon et Rhaenys, mouraient lors de la prise de Port Real, sur ordre de Tywin Lannister. On sait en outre, par une vision de Daenerys et les souvenirs d'Aemon, que Rhaegar considérait son fils Aegon comme le "Prince promis" (à partir de sa disparition avec Lyanna, on ignore si c'était toujours le cas). De manière ironique, Varys redouble cette histoire de "prince promis" sauvé en racontant qu'Aegon - le fils aîné - ne serait pas mort mais aurait été échangé avant le massacre de sa famille.

 Il est d'ailleurs intéressant de revenir sur le sauvetage de bébé Jon par Eddard Stark - dont j'ai déjà étudié des aspects dans l’article consacré à Arthur et Ashara Dayne - car on y retrouve l'imagerie d'une Bataille de l'Aube : Eddard et ses compagnons apparaissent - dans le rêve d'Eddard - comme des ombres, combattues par trois flamboyants chevaliers de la Garde Royale dont un est porteur de la mythique épée Aube. Or, bébé Jon sera finalement sauvé et protégé par une des ombres, Eddard, qui le ramènera au Nord en même temps qu'un étalon rouge, celui de lord Dustin, vassal des Stark mais descendant des très anciens rois des Tertres, prétendument les plus anciens rois parmi les Premiers Hommes (plus anciens que les Stark de Winterfell). Les arcs narratifs de Jon et Daenerys fonctionnent là encore en écho l'un de l'autre, car en plus de retrouver l'étalon rouge "royal" déjà présent auprès de khal Drogo, Jon Snow passe littéralement sous l'ombre... mais pas du tout par Asshai, n'en déplaise à Quaithe ! Il passe donc successivement sous l'ombre d'Eddard, de Winterfell, puis du Mur et même des Crocs-givre et de la forêt hantée. Caché par les ombres, Jon est une figure de Prince promis qui échappe à la mort grâce à elles. Doit-on comprendre qu'un retour à la lumière est une promesse de mort ?

 

 On peut rapprocher cette symbolique de l'ombre protectrice et "émanation concrète" des ténèbres (notons au passage que la pierre qui sert de matériau de construction à Asshai-lès-ombres est noire et absorbe la lumière) de ce que le vervoyant Brynden Rivers enseigne à Bran :

 

"Ne crains jamais les ténèbres, Bran." Les paroles du Lord s'accompagnaient d'un faible froissement de bois et de feuilles, d'une légère torsion de la tête. "Les arbres les plus solides s'enracinent dans les lieux obscurs de la terre. Les ténèbres seront ton manteau, ton bouclier, ton lait maternel. Les ténèbres te rendront fort."

(Bran III, tome 5 A Dance with Dragons)

 

 Significativement, cette leçon suit immédiatement l'installation de Bran dans son propre "trône" de barral, à l'intérieur de la caverne. Bran est là littéralement comme un prince vervoyant, appelé à succéder au "dernier vervoyant" qu'est Brynden Rivers... à moins que. Juste après la leçon de ténèbres, à travers les yeux d'Été, le loup de Bran qui peut lui encore sortir de la caverne, nous revoyons un personnage connu : 

 

La lune formait un croissant, fin et tranchant comme une lame de couteau.

(Bran III, tome 5 A Dance with Dragons)

 

 La menace et la promesse de mort me semble bien réelle, d'autant qu'à la fin du chapitre, Bran assiste à la mise à mort d'un homme, au pied du barral de Winterfell, par une femme aux cheveux blancs tenant en main une serpe, une arme tranchante en forme de croissant de lune.

 

~~

 

 Il est temps de nous intéresser Bran, qui a précisément échappé trois fois à la mort, entre sa chute et son arrivée à la grotte. Plus une fois à l'occasion de sa chute. 

 Bran, l'enfant vervoyant qui aurait du mourir quatre fois - forcé au vol plané par Jaime, poignardé par un mercenaire, égorgé par un "corbac" déserteur au cours d'une partie de chasse, écorché par Theon et Ramsay Snow déguisé en Schlingue - mais quatre fois échappe à la mort. Ces quatre tentatives manquées sont intéressantes car si a priori elles ne se ressemblent pas, ni dans les faits, ni dans le contexte, elles partagent des points qui permettent une nouvelle fois de lier le thème des Autres avec celui de l'enfant sacrifié, en y ajoutant celui de la vervoyance.

 Ainsi, la première "mort" de Bran à lieu quand il veut rejoindre les corneilles et autres oiseaux au sommet de la "tour foudroyée" de Winterfell. Il voit alors une scène interdite et accède à un secret mortel : l'inceste de la reine Cersei et de son frère Jaime; à mon sens, ce n'est pas tant l'inceste qui importe (pour notre fil conducteur) que son implication, à savoir que les trois enfants héritiers du roi Robert Baratheon ne sont en réalité pas les siens. Avant même la révélation de ses pouvoirs, Bran se retrouve donc dans la position du vervoyant qui voit la vérité cachée derrière le mensonge, en l'occurrence le fait que Joffrey, Myrcella et Tommen passent pour des princes et princesse héritiers. Si Jaime pousse Bran dans le vide à l'instigation de sa soeur (après l'avoir d'abord sauvé une première fois de la chute), c'est pour sauver la vie de ses enfants et de sa soeur. Lui comme Cersei se justifieront ainsi auprès de Catelyn et Eddard Stark :

 

 "Mon fils Bran..."

À son crédit, Cersei ne se détourna pas. "Il nous vit. Vous aimez vos enfants, n'est-ce pas ?"

La même question que Robert, le jour de la mêlée... La réponse fut identique : "De tout mon cœur.

- Je n'aime pas moins les miens."

 (Eddard XII, tome 1 A Game of Thrones)

 

 "Tue l'enfant et laisse naître l'homme" : Bran devait mourir pour permettre aux trois autres d'accéder à l'âge adulte et à la royauté le cas échéant. Il me paraît cependant intéressant de constater que Bran échappe à la mort promise, en échappant donc à la main sanglante de Cersei, Jaime, qui n'est pas une ombre mais à l'inverse brille comme le soleil, comme une Illumination (dans le Bois aux Murmures, cette même brillance donnera à Jaime l'aspect d'un Autre, j'y reviendrai dans un article ultérieur). En outre, il semble qu'aucun des enfants de Jaime et Cersei ne doive en réchapper : l'enfant roi Joffrey meurt, pas directement par la faute de Bran, mais sa mise à mort a été orchestrée par un autre personnage-oiseau et espionneur, Littlefinger l'oiseau moqueur. Et malgré les velléités de Joffrey à se voir comme un "homme fait" laissons la parole à Tyrion, croisant le regard de l'enfant en train de mourir : 

 

Il a les yeux de Jaime. Hormis qu'il n'avait jamais lu pareille panique dans les yeux de Jaime. Il n'a que treize ans.

(Tyrion, tome 3 A Storm of Swords)

 

 La seconde fois que Bran doit mourir, c'est pour "abréger" ses souffrances; on a vu dans le précédent article comment des "ombres" étaient impliquées. Bran sur son lit a alors l'apparence d'un bout de bois (la métaphore vient du chapitre où Jon lui dit au revoir avant son départ pour la Garde de Nuit) et d'un oisillon tombé du nid, deux images liées au thème des vervoyants. Nous sommes encore dans le thème de l'ombre venant chercher un enfant prince (vervoyant) promis à la mort. L'ombre (le mercenaire anonyme) est anéantie par une autre ombre (le loup sans nom) avant d'avoir pu tuer quiconque.

 

 La troisième fois que l'enfant Bran échappe à la mort c'est lors d'une partie de chasse, sa première sortie dans les bois depuis son réveil. Il se retrouve seul à un moment et six étrangers surgissent du bois et le cernent, le même nombre que les Autres du prologue du tome 1 A Game of Thrones; certains sont décrits avec des caractéristiques des Autres, comme leur aspect grand et décharné - "tall" et "gaunt" en anglais ; en outre, les couleurs que l'un d'eux porte sont le, bleu le noir, le vert et le marron, qui le font se "fondre" dans les bois, ces couleurs étant en train de faner en virant au gris. Gris de brumes, gris des Stark. Quatre meurent massacrés par les loups géants; Stiv, qui tenait le couteau sous la gorge de Bran, meurt percé par une flèche de Theon, mais ce que voit Bran est une sorte de dissolution du corps : 

 

Et le poignard cessa d'oppresser la gorge de Bran, pendant que le chauve titubait quelques secondes avant de s'effondrer, face la première, dans le torrent qui, sous les yeux agrandis de l'enfant, emporta au fil capricieux du courant les débris de la flèche et les bulles de vie. 

(Bran V, tome 1 A Game of Thrones)

 

Un peu plus loin dans le texte, le corps de Stiv n'est plus défini que par son manteau, et la décision de laisser la forêt et ses bêtes se charger des corps des compagnons de Stiv, sans leur offrir de sépulture, rejoint l'image de l'Autre qui se dissout en brume quand Samwell le tue. Enfin, cette troupette misérable s'était manifestée tout d'abord par des bruissements de feuilles avant d'émerger peu à peu de la forêt.

 Dans cet épisode, Bran apparaît sous les deux aspects - Bran "prince" héritier de Robb Stark de Winterfell, puisque c'est ainsi qu'il se présente, et change-peau/vervoyant par sa sensibilité exacerbée à ce qui l'entoure (sensibilité qu'on retrouve essentiellement par la suite lorsqu'il est dans la peau de son loup ou pense à ses rêves de loup) : 

 

L'arôme de résine et d'aiguilles fraîchement tombées, le parfum de feuilles mortes, d'humus et de fermentation, les effluves de fumet fauve et de feux lointains, tant de senteurs indécises et mêlées lui dilataient les narines avec volupté. La toile argentée d'une araignée-césar ("emperess spider") l'émerveilla plusieurs secondes à l'instar d'une découverte et, dans les branches d'un chêne alourdies de neige, apparut, disparut le panache d'un écureuil noir.

(Bran V, tome 1 A Game of Thrones)

 

 Au passage, on notera que les Enfants de la forêt sont appelés le "peuple écureuil" par les géants, et que le vervoyant Brynden Rivers (identifié par Bran comme la Corneille à Trois Yeux) apparaît au garçon comme une araignée trônant au centre de sa toile en racines blanches de barrals (et je ne disserterai pas sur l'araignée Varys !). 

 L'ombre Stiv a enfin ceci d'intéressant qu'il s'agit d'un garde noir déserteur, une corneille déchue, et qu'il va être tué par un Theon embusqué, et tout du long du chapitre décrit comme un chasseur avide de sang. On apprendra dans le tome 5 A Dance with Dragons qu'un ancien roi du Nord, Theon Stark, était surnommé le Loup affamé. Avec les loups Vent gris et Été, Theon sauve la mise à Bran et Robb, et nous retrouvons le schéma de l'ombre "Autre" combattue et tuée par les ombres "loups", avec l'élément supplémentaire de la corneille déchue : autrement dit, la scène, qui commençait par Bran miroir de Waymar Royce cerné par les Autres, opère un glissement où Stiv et ses comparses deviennent les corbacs cernés par les Autres (et le cadavre de Stiv défini par son manteau reprend l'image de Waymar défini par le sien). 

 Que faut-il déduire de cet épisode ? La première tentation serait d'y voir un antagonisme entre la "corneille" (un vervoyant du passé des Stark) et les Autres, mais compte tenu de ce que nous avons déjà vu sur ces Autres et la complexité du contexte qui les entoure - à l'image de la complexité des humains - je penche pour un antagonisme sous-jacent entre le loup et la corneille. 

 Souvenons-nous de l'affirmation de Vieille Nan : "toutes les corneilles sont menteuses". Sans doute n'est-il pas anodin que le premier mensonge découvert par la corneille Brandon Stark concerne la bâtardise des enfants du couple royal. Pas anodin non plus que Bran ait occulté sciemment l'image de Jaime Lannister le poussant dans le vide, et partant de là, celle du couple adultère et incestueux. Dans ce contexte, contrairement à ce que les débuts de notre enquête laissaient deviner et malgré des liens évidents, il n'est pas certain que les Autres soient une création du vervoyant (Stark) ancien dont on voit se dessiner la silhouette.

 

 La quatrième mort à laquelle Bran échappe a pour enjeu un titre de "prince de Winterfell", revendiqué par Theon. 

 En outre, ce sont d'autres enfants qui payent à la place de Bran : Theon et son âme damnée Schlingue (Ramsay déguisé) tuent les deux fils des meuniers et les font passer pour Bran et Rickon "parce qu'il lui fallait deux têtes", comme Theon l'explique, pour se justifier, au barral de Winterfell qui lui murmure "Bran" et le touche de ses feuilles sanglantes en forme de main (la citation est en ouverture du précédent article).

 

 Fichées sur leurs piques de fer en haut de la porterie, les têtes attendaient.

Theon les contempla silencieusement, tandis que les menottes fantomatiques du vent tiraillaient en tous sens son manteau. Du même âge à peu près que Bran et Rickon, les gamins du meunier en avaient eu la taille et la carnation. Une fois leurs bouilles écorchées par Schlingue et marinées dans le goudron, rien n'empêchait de trouver un air familier à ces masses informes de barbaque en décomposition. Les gens sont tellement cons. Nous aurions dit :"Voilà des têtes de béliers", sûr et certain qu'ils leur auraient vu des cornes. 

 (Theon, tome 2 A Clash of Kings)

 

 De fait, si Bran et Rickon sont officiellement morts, officieusement deux innocents sont morts à leur place, ce qui rend la nouvelle position de Theon bien fragile, lui qui était maintenu dans l'incapacité de grandir et de devenir "un homme fait" par toute sa parentèle aussi bien que par les Stark, ce qui est particulièrement patent lorsque le souvenir d'Eddard qui lui revient est la grande épée Glace, celle qui servait aux exécutions (et qui fait des lord Stark des avatars d'Autres, si vous avez retenu mes développements des précédents articles). "Tue l'enfant et laisse naître l'homme" apparaît d'autant plus ironique ici que la mort des faux Stark va coûter cher à Theon qui sera castré par Ramsay, perdant du même coup son statut viril et sa capacité à engendrer des héritiers, et par conséquent à revendiquer une couronne a priori.  Notons que la castration et la mort des deux enfants sont liées dans l'esprit de Theon quand il cauchemarde de leur mère arrachant sa virilité avec des dents apparues sous la ceinture, ce qui n'est pas sans rappeler l'image employée par mestre Marwyn à propos des prophéties (et de celle du prince promis en particulier).

 L'écorchement répond à la même problématique symbolique d'appropriation d'un nouveau statut, d'une nouvelle vie : les petits "Stark" perdent leur "peau de loup" au profit du nouveau prince de Winterfell autoproclamé. 

 Le marché de dupes n'est pas gratuit, et on peut supposer que pour Ramsay Snow, qui a en outre épousé une fausse Stark, l'addition sera encore plus salée. 

 Après le sacrifice des fils des meuniers, Theon rêve d'eux le poursuivant sous la forme de loups à tête d'enfants. Des enfants sacrifiés qui chercheraient vengeance (ou peut-être la vie en s'abreuvant de celle des vivants), on retrouve ce thème avec les "fils à Craster".

 D'autre part, ces morts permettent à Bran d'ouvrir son troisième oeil, c'est-à-dire de découvrir ses dons de change-peau, première étape vers la vervoyance, et de confirmer auprès de Jojen et Meera Reed son statut de "prince". Il s'agit bien d'une naissance à la vervoyance, à une nouvelle vie. Comme le dit Catelyn à mestre Luwin lorsqu'elle veille sur Bran dans le coma :

 

 Je saignerais avec joie de mes propres mains chaque cheval de Winterfell, si Bran pouvait en ouvrir les yeux.

(Catelyn III, tome 1 A Game of Thrones)     

 

 Quand on pense par ailleurs à la face de cheval que portent certains Stark et le lien viscéral de plusieurs d'entre eux avec ces animaux (y compris Bran), ces paroles prennent un tour encore plus sinistre (je sens que Catelyn vient d'acquérir de nouveaux amis !).

 

 Pour conclure sur ce long développement consacré à Bran, j'ajouterai qu'on retrouve dans trois des (tentatives de) meurtre les trois "ombres" qui "nimbent" Eddard et ses deux filles dans la vision de Bran :

- Jaime est aussi éblouissant et doré que le soleil;

- le mercenaire est décrit comme une ombre et s'il ne doit rien à la magie, il a été aussi furtif et discret que celles d'origine magique; il est associé aux chevaux par son odeur et son séjour clandestin dans les écuries, ce qui prend un certain sens en se rappelant que le surnom complet de Gregor Clegane est la Montagne-à-cheval.

- Quant à Theon, Ramsay se chargera de le transformer en Schlingue, le chien fidèle et puant de son maitre. Ramsay avait lui-même officié déguisé en Schlingue pour la mort et l'écorchement des deux fils du meunier.

Stiv est également une figure d'ombre, mais associée cette fois à une corneille et à la forêt, ce qui pourrait le mettre à part, sauf à considérer les capacités de change-peau des vervoyants et faire l'hypothèse qu'un vervoyant au "sang de corneille" (comme on parle de "sang de dragon" ou de "sang de loup") a eu une influence déterminante sur les personnages représentés par Eddard et ses filles, par l'instrumentalisation de trois figures différentes. Ce n'est d'ailleurs pas la seule fois où corneille ("crow") et ombres sont associées, puisque la première à se présenter à Tyrion dans les Montagnes de la Lune (tiens, revoilà notre lune et notre géant ensemble !) est Gunthor fils de Gurn de la tribu des "Corneilles de Pierre ("Stone Crows"). Je ne tranche toujours pas sur ces trois ombres et leurs origines. 

 Et quoiqu'il en soit, on l'a vu, le sauvetage puis "l'élévation"  de Bran en vervoyant et en prince de Winterfell a un coût élevé, directement ou indirectement. 

 

- CONCLUSION -

 

 Après ce tour d'horizon, on peut se demander quel marché a été proposé aux Autres, autrefois, et quelles ont été les conditions de leur "création" ou de leur "convocation", et qui il(s) étai(en)t. Ce qui nous a amenés à envisager le thème du "prince promis" autrement, c'est-à-dire non pas promis à l'héroïsme glorieux et lumineux mais à la mort et l'oubli. Après tout c'est exactement ce qui est arrivé au bébé Rhaego. 

 D'autre part, on a vu que lorsque ce "prince promis" échappe à la mort, d'autres le remplacent. Des innocents qui à un moment ont porté les apparences d'un prince à sacrifier (Robert Baratheon, par exemple, ne pouvait politiquement assurer son trône sans la mort des héritiers Targaryen).  

 Pour que les uns puissent voir l'aube et le jour nouveau, les autres doivent mourir. On a vu dans les précédents articles que les ombres et les Autres étaient des sortes d'Illumination ou "contre-illumination", si on préfère : après qu'elles ont frappé, un jour nouveau arrive. Pour les uns, du moins, car pour d'autres, à l'instar de Catelyn Stark fuyant Accalmie et le camp de Renly après la mort de ce dernier, il s'agit d'aubes trompeuses voire de promesses de longue nuit. Et si les Autres n'épargnent ni les jouvencelles ni les nouveau-nés, si l'on en croit les légendes sur leur compte, c'est peut-être justement parce qu'on leur a promis un paiement qui n'a pas été effectué, il y a bien longtemps. Ou parce qu'ils n'auraient pas tué la bonne victime, ce pour quoi ils courraient toujours. Ou encore parce qu'on leur a pris une vie qu'ils n'auraient pas dû perdre. Ou un peu de tout cela à la fois. Lorsque l'une des "ombres" convoquées par Tyrion lui fait remarquer que la chèvre qu'il leur offre à manger est déjà à eux, ça a comme un arrière-goût de légende du Rat coq, qui avait offert à un roi andal ses propres enfants à manger. Chèvres, agneaux et autres moutons ont eux aussi leur soif de vengeance.  

 La vision qu'a Daenerys d'un homme à tête de loup, portant couronne de fer et gigot d'agneau en guise de sceptre et présidant un festin dont les convives sont massacrés met en valeurs deux autres aspects de ce thème, à savoir une figure royale cannibale, et elle laisse penser que les loups de Winterfell sont justement prisonniers d'une "malédiction" - un "heavy curse" à la Craster - d'autant plus lourde qu'elle a plusieurs siècles, voire plusieurs millénaires, au compteur. Le fait que le roi président le festin semble accentuer l'urgence : s'il n'y a plus personne à becqueter dans la salle, il devra aller chasser la nourriture à l'extérieur : serait-ce pour cela "qu'il faut toujours un Stark à Winterfell" ?

 

 Je n'en ai cependant pas encore fini avec ce thème de l'enfant tué pour faire naître l'homme : si nous avons vu le vervoyant avec Bran et le héros promis avec Jon, nous n'avons pas encore exploré la figure du roi, et il y en a bien une. Rendez-vous dans le prochain article pour le Retour manqué du roi !

 

 



10/09/2017
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