Sous leTrône de Fer. Petites analyses littéraires

Sous leTrône de Fer. Petites analyses littéraires

Qui va à la chasse, perd sa place...

"Par les temps qui courent, être Stark est plutôt périlleux. Aussi vous présenterons-nous aux gens de Lysa comme ma fille naturelle. 

- Naturelle ?" Sansa fut horrifiée."Vous voulez dire votre bâtarde ?

- Il vous serait difficile d'être ma fille légitime, voyons. Je n'ai jamais pris femme, le fait est de notoriété publique. Quel nom devrions-nous vous donner ? (...) Alayne, que vous dit ?

- C'est joli Alayne." 

(Sansa VI, tome 3 A Storm of Swords)

 

 

 

 

 Après avoir regardé l'ambivalence du personnage de la princesse de conte de fées en tant que proie et prédatrice tout à la fois, nous allons analyser ici quelques aspects de la figure paternelle, telle qu'elle est définie dans la société féodale de Westeros, telle qu'elle est effectivement remplie, le tout en comparaison avec les figures paternelles du conte de Blanche-Neige.  

 Le panthéon officiel de Westeros comprend sept dieux - pour les théologiens chevronnés locaux, il n'y a en réalité qu'un seul dieu mais incarné sous sept aspects. Un de ces dieux ou une de ces figures est le Père, qui représente l'autorité et a en charge la protection de ses enfants et le rendu de la Justice. Une justice équitable, bien entendu. En version brève, le Père fixe des limites et des règles; il fabrique les lois (justes) et garantit leur application (équitable). 

 En résumé, si la mère accorde la vie physique, le père accorde la vie sociale. 

 

 

 

- LE NOM DU PÈRE -  

 

 Donc Alayne Stone. La nouvelle identité de Sansa Stark lorsqu'elle fuit aux Eyrié.

 Alayne était le nom de la mère de Littlefinger. Il n'est pas très éloigné non plus dans les consonnances de Catelyn, la mère de Sansa, mais laissons pour le moment cette symbolique de côté (elle est intéressante, mais dans une autre perspective) pour nous concentrer sur le sens premier. Ici, il s'agit essentiellement de trouver un nouveau père et donc un nouveau nom à Sansa Stark, et c'est Littlefinger qui a le dernier mot, puisque les propositions faites par Sansa sont rejetées (c'est la partie de la citation que j'ai coupée). L'identité et le statut officiels passent par le père, qui identifie publiquement un lien familial, un sang particulier, devrais-je dire : de Stark, Sansa devient une "Stone" - une bâtarde de la région du Val, géographiquement identifiée par les plus hautes montagnes de tout Westeros (avec une vallée fertile au milieu, d'où le nom de Val). Le fait que Sansa change de mains ne signifie aucunement qu'elle obtienne sa liberté : malgré qu'elle ait réussi à fuir Port-Real et la cour, donc l'emprise de la reine Cersei, il n'est pas question de délivrance ni d'affranchissement : son nouveau nom lui est imposé par son nouveau père, avec en prime un rabaissement de son statut social initial, puisque de fille aînée et héritière légitime, elle passe à bâtarde. Littéralement, il s'agit de la création d'un nouvel être, un nouveau personnage, avec Petyr Baelish/Littlefinger dans le rôle de dieu le Père. 

 On notera cependant que la prise de pouvoir de Littlefinger reste ici ambivalente : il se trouve en effet que "stone" - la pierre - est omniprésente à Winterfell : elle en est l'essence même, la matière première, et fait apparaître la forteresse comme un arbre géant de pierre : 

 

  Sous ses yeux, Winterfell se déployait dans toutes les directions, tel un labyrinthe colossal de moellons gris, de murs, de tours, de cours, de tunnels, de salles tantôt si hautes et tantôt si basses, dans les parties les plus anciennes, que leur décalage interdisait de se prononcer sur leur étage exact. En fait, se dit-il, rien de plus vrai que le mot de mestre Luwin l'autre jour : "Au cours des siècles, le château s'est développé comme un monstrueux arbre de pierre, aux branches épaisses, noueuses, tordues, et aux racines profondément plantées dans le sol."

(Bran II, tome 1 A Game of Thrones)

 

 La symbolique est d'autant plus forte que les barrals - les arbres des "anciens dieux" qui servent "d'arbre-coeur" aux bois sacrés de chaque domaine - malgré qu'ils soient réputés immortels, peuvent cependant mourir (essentiellement pour des raisons d'assèchement du sol) et se transforment alors en pierre.  

 Plus tard, à travers les yeux du loup de Bran, Eté, Winterfell n'est plus un arbre, mais une prison, et la pierre est la signature des hommes, leur carte d'identité en quelque sorte. Il y a un rapprochement à faire avec une maladie spécifique à la saga, la "grisécaille", une sorte de lèpre qui transforme progressivement les hommes contaminés en pierre, en commençant par les extrémités jusqu'à atteindre le coeur. Au passage, Tyrion - qui a déjà fait un séjour aux Eyrié - rencontre aussi des hommes de pierre (atteints de la grisécaille à un stade très avancé), sur le chemin qui le mène à Daenerys. Des hommes dont le comportement rappelle celui des cadavres animés par les Autres, des pantins à peine vivants et apparemment animés d'une volonté qui ne leur est pas propre, ou fixés sur une seule idée obsessionnelle.

Enfin, il y a également dans la saga une jeune fille - une fille de roi - atteinte de grisécaille, et dont une moitié de la face est devenue de la pierre. La maladie a été stoppée très tôt, mais il semble qu'elle reprendra à la puberté et que la jeune fille soit donc condamnée à terme. Il s'agit de Shôren Baratheon, la fille unique de Stannis Baratheon (le frère du roi Robert). Cette dernière est inséparable du fou Bariol, un personnage à la parole étrange et incarnation symbolique vivante de barral. 

 

 Sansa en Alayne Stone subit donc un nouvel enfermement et se retrouve condamnée à jouer le pantin de Littlefinger, ce que tous ses chapitres du tome 4 A Feast for Crows soulignent : il lui indique comment elle doit agir et ce qu'elle doit dire en fonction des circonstances. Un exemple significatif se trouve dans son premier chapitre de ce tome 4, lorsqu'il lui fait répéter la partition qu'elle doit jouer - la chansonnette qu'elle doit interpréter - lors du jugement de Marillion accusé de la mort de Lady Lysa Arryn. Même si Marillion fait un coupable idéal, les mensonges d'Alayne et de Littlefinger se doivent d'être convainquants, en particulier ceux d'Alayne, qui doit servir là de masque à son faux père.  

 Comme nous venons de voir le lien très étroit entre la pierre et Winterfell, on peut se demander si Littlefinger n'est là en définitive qu'un avatar symbolique de la prison Winterfellienne, et s'il ne fait que souligner littérairement un enfermement des Stark plus profond en le rejouant; ou bien s'il se veut réellement en concurrence avec Winterfell sans toutefois parvenir à prendre le dessus puisque Winterfell est partout. On a d'ailleurs vu dans une longue analyse du dernier chapitre de sansa, dans le tome 3 a storm of swords, que le premier geste visible de Sansa fraîchement arrivée aux Eyrié est leur appropriation, en bâtissant un Winterfell de neige dans la cour, puis en "provoquant" l'expulsion de la reine des lieux. La question reste ouverte et les réponses ne sont pas contradictoires. 

 Il y a cependant peut-être une troisième interprétation à ajouter aux deux précédentes, et qu'il faut rapprocher des pouvoirs de change-peaux des vervoyants : lorsque Bran se glisse dans la peau de son compagnon Hodor et en prend le contrôle, l'âme d'Hodor va se réfugier dans ses propres tréfonds, dans des lieux inaccessibles à Bran lui-même malgré toute sa puissance, ainsi que Bran s'en fait la réflexion. Malgré qu'elle joue le pantin de Littlefinger, Sansa conserve une part d'elle inaccessible et intouchable, une sorte d'irréductibilité. Un village gaulois en Armorique, en somme. 

 

 En tous les cas, Littlefinger est un fabriquant de lois, ou plutôt de règles du jeu à son propre usage. C'est-à-dire qu'elles peuvent changer à sa guise en fonction de ses intérêts. Comme il le dit lui-même, Littlefinger "prospère sur le chaos", autrement dit sur la vacance d'autorité et de limites claires. 

 

"Je ne m'attendais pas à ce que vous reveniez si tôt, dit-elle. Je me réjouis de votre arrivée.

- Je ne m'en serais jamais douté, d'après le baiser que tu m'as donné." Il l'attira vers lui, lui emprisonna le visage entre les mains et l'embrassa longuement sur les lèvres. "Eh bien, voilà le genre de baiser qui dit bienvenu à la maison. Veille à faire mieux la prochaine fois.

- Oui, père." Elle se sentit rougir.

(...)

- "J'ai apporté un cadeau pour mon petit chou chéri."

L'annonce causa autant de plaisir à Alayne que d'étonnement. "Est-ce une robe ?"

(...)

Petyr Baelish la prit par la main et l'attira sur ses genoux. "J'ai contracté un mariage pour toi.

- Un mariage..." sa gorge se serra. Elle ne voulait pas se remarier. Pas maintenant, du moins. Plus jamais peut-être. 

(Alayne II, Tome 4 A Feast for Crows)

 

 On le voit dans cet extrait : après avoir joué le père-amant de sa fille, il lui annonce qu'il lui a trouvé un mari. Sansa avait précédemment été mariée de force à Tyrion Lannister, en ayant seulement eu la chance que Tyrion répugne à abuser d'elle contre son gré. Petyr Baelish n'agit pas différemment des Lannister : s'il ne lui annonce pas son mariage le jour même des noces, la chose est décidée et il commande à Alayne de séduire son futur, puisque le futur en question ne sera pas - lui - marié contre son gré. Pour la persuader, il lui explique pourquoi le parti qu'il lui a trouvé est le meilleur possible puisque le futur - Harry l'Héritier - est l'héritier du petit et souffreteux lord Robert Arryn, suzerain du Val. Le chapitre se conclut :

 

 Tels sont les présents que je t'offre, ma chère Sansa. Harry, les Eyrié et Winterfell. Cela vaut un nouveau baiser, maintenant, tu ne trouves pas ? 

(Alayne II, tome 4 A Feast for Crows)

 

 Non, Sansa, Littlefinger n'a pas l'intention de te lâcher. Pas plus que ne l'avait Joffrey. Et ses présents ont un parfum de mensonge. 

 

 

 

 

- GEÔLIER OU PREDATEUR +-

 

 Lorsque la Blanche-Neige du conte passe du statut de princesse, puis de paysanne à celui de reine, elle reste sous la tutelle d'un ou plusieurs hommes, qu'ils soient le roi son père, le prince/futur roi son époux, ou les Sept nains : elle n'est active que lorsqu'elle succombe aux tentations de la sorcière (ou s'occupe du ménage et du nettoyage), en l'absence des nains. Ce sont les nains qui la guérissent puis l'ensevelissent, et c'est le prince qui punit la méchante reine à la fin. Si Blanche-Neige prend la place de reine qui est censée lui revenir, ce n'est pas tant de son fait que de celui des hommes successifs qu'elle rencontre, malgré qu'ils s'absentent tout au long du conte. En effet, le conte s'arrête quand Blanche-Neige arrivée à son nouveau château se marie, et que la méchante reine invitée au bal est condamnée à danser dans des chaussons de fer chauffés à blanc, jusqu'à ce que mort s'ensuive. Le dessin animé de Walt Disney, s'il s'arrête avec le réveil de Blanche-Neige par le Prince, ne change pas le sens sur le fond : le devenir de Blanche-Neige n'intéresse pas le conte, car le mariage est pour elle une fin en soi. Elle n'est rien d'autre qu'un trophée à remporter entre plusieurs compétiteurs. 

 On ne saura donc jamais si le prince du conte de Blanche-Neige est un absent comme les autres. En tous les cas, il n'arrive qu'à la toute fin pour rafler la mise, sans avoir joué le moindre rôle auparavant. Chez Disney, il apparait cependant au tout début, subjugué par la voix de la princesse qui chante au puits son désir d'amour, réalisant ainsi le rêve de Blanche-Neige et suscitant la jalousie de la méchante reine qui les espionne depuis une fenêtre du château. C'est une scène qu'on retrouve sous forme de clin d'oeil dans le dernier chapitre du tome 3 A Storm of Swords consacré à Sansa que j'ai étudié, où Lysa surprend le baiser que Petyr Baelish donne à Sansa.

 Par la suite, le film d'animation ne met plus en scène le prince et son seul rôle consiste à réveiller Blanche-Neige de son sommeil, puis à l'emmener vers son château dans les nuages.  

 

 Tout en reprenant cette structure de base, GRRMartin propose pour sa Sansa une évolution bien plus personnelle et surtout un sens tout à fait différent, puisque l'après-mariage l'intéresse tout autant que l'avant. Dès les tout premiers chapitres, Sansa est fiancée à son prétendu prince charmant - son "prince (officiellement) promis". En revanche, le "prince promis" se révèle d'emblée un monstrueux prédateur, figure alternative de père de surcroît, ce qui est explicite lors du mariage de Sansa avec le nain Tyrion Lannister.

 

En sa qualité de père du royaume, Joffrey se substitua pour ce faire [=mener Sansa à l'autel] à lord Eddard Stark. 

(Sansa III, tome 3, A Storm of Swords)

 

 Dès le début de la saga - avant même que Sansa ne s'en avise - le lecteur sait donc que le mariage de la jeune fille ne peut pas signifier pour elle le bonheur promis par le conte, mais une longue perspective de vie malheureuse, et l'enjeu n'est pas une conquête amoureuse de la princesse par le prince, mais au contraire la sortie de ce piège cauchemardesque. La nouvelle Blanche-Neige que peint GRRMartin est d'abord un joli pion entre les mains de différents joueurs plus ou moins sincèrement aimants, délicats et attentionnés. Si Joffrey n'a pas l'intelligence de la traiter autrement que comme une proie - exactement de la même façon qu'il prétend s'y connaître en prestigieux acier valyrien, ou qu'il met en pièce un livre très rare sur des vies de rois offert par son oncle - et si par contraste Littlefinger se comporte mille fois plus aimablement, il n'en reste pas moins que le fond de leurs actes et le regard qu'ils portent sur leur princesse ou leur reine est semblable : reine ou pion sur un plateau de jeu, elle reste une pièce du jeu, une proie, un bel objet à posséder. 

 L'enjeu pour Sansa n'est donc pas de trouver un "Prince promis", mais de se débarrasser de ceux qui se font passer pour "lui". Voire d'être son propre "prince promis". Le futur véritable époux de Sansa - si elle finit mariée comme les princesses de contes de fées - sera pleinement son égal et le résultat d'un choix réciproque. Cela passe par le fait de s'affranchir des "fils de la marionnette", et de cesser de danser la danse imposée par les pères et les mères, pour reprendre les mots de Tyrion dans le tome 3 A Storm of Swords

 

Tout remonte et n'arrête pas de remonter, songea-t-il, à nos pères et mères, et aux leurs, avant. Nous sommes des fantoches, dansant au bout des ficelles de ceux qui nous ont précédés, et un jour viendra où nos propres enfants prendront à leur tour nos ficelles et danseront à notre place au bout.

 

 Notre Blanche-Neige lorgne ainsi furieusement du côté de Pinocchio, le pantin de bois manipulé par plusieurs prédateurs successifs : à son mariage, alors qu'elle danse avec le roi Joffrey, celui-ci entend faire d'elle sa maîtresse et la forcer à coucher avec lui. Sansa sent alors ses jambes devenues comme du bois et se fait la réflexion qu'elle a dû paraître une danseuse bien gauche. Avant Joffrey, ce fut Garlan Tyrell son cavalier. Garlan Tyrell est le second fils Tyrell, surnommé "le preux". Il a tout l'extérieur du parfait gentilhomme, toujours un mot aimable et posé, pas la moindre insulte à la bouche, et il sait trouver exactement les mots qu'il faut pour montrer son respect à Sansa et même à Tyrion. Ce qui n'empêche pas qu'il est très probablement aussi celui qui a mis le poison dans la coupe de Joffrey et a délibérément participé à faire accuser Sansa et Tyrion du meurtre. 

 Je fais ici une petite pause sur ce meurtre de Joffrey : la saga nous révèle l'implication directe de la grand-mère Tyrell, lady Olenna, puisque c'est elle qui fait parler Sansa à propos de la monstruosité de Joffrey, puis, lors du mariage entre le jeune roi et sa petite fille Margaery Tyrell, arrache discrètement du filet qui retient les cheveux de Sansa une des améthystes qui contient le poison étrangleur. Seulement, Olenna Tyrell est toute petite - à peine plus grande que Tyrion - et n'a donc pas eu la possibilité matérielle de mettre le poison dans la grande coupe que boit Joffrey. Elle ne s'est jamais trouvée à proximité et GRRMartin nous montre Tyrion devant monter sur la table pour aller la saisir. Cela signifie que d'autres Tyrell sont impliqués, qui se sont, eux, trouvés à proximité de la coupe au bon moment. C'est le cas de Garlan et de son épouse, tous deux bien grands. 

 D'autre part, Garlan est celui qui a revêtu l'armure du défunt Renly Baratheon lors de la Bataille de la Nera et s'est fait passer pour son fantôme. Cela a eu un impact psychologique décisif dans le comportement des troupes fraîchement ralliées à Stannis Baratheon, après la mort de Renly : une grande partie a de nouveau retourné sa veste et une autre s'est simplement rendue, ne laissant qu'une portion congrue à Stannis. 

 Garlan "the gallant" (en vo) a en réalité tout du parfait manipulateur. C'est lui qui invite Sansa à entrer dans la danse et parvient à changer momentanément son humeur, par quelques mots bien choisis :

 

 C'était si bête et si charmant que Sansa ne put s'empêcher de rire, en dépit de tout. Puis une gratitude inepte la submergea. Dans un certain sens, rire restaurait l'espoir, ne fut-ce que pour trois secondes. En souriant, elle laissa la musique s'emparer d'elle, s'abîma dans les pas, dans la sonorité de la flûte et de la harpe et de la cabrette, dans le rythme du tambour... et de-ci de-là, dans les bras même de Ser Garlan lorsque la danse les réunissait.  

(Sansa III, tome 3 A Storm of Swords)

 

 La danse à laquelle Sansa s'abandonne ici peut se lire comme une métaphore des manipulations dont elle est l'objet.

Le paradoxe de Sansa reste cependant bien présent, puisque sous son apparence de princesse proie de prédateurs - sacrifiée à l'un d'eux pour la paix et le bien communs - elle prend une part plus ou moins active ou symbolique à l'éviction successive de toutes les figures paternelles qui tentent de s'imposer à elle et de la faire danser sur leur musique, sans son consentement, tout en faillant à leur devoir premier de protection. D'ailleurs, dans la scène de bal que j'ai évoquée, si Sansa commence par ressentir une furieuse envie de danser, elle se trouve comme libérée lorsque la danse se termine.  

 D'autre part, Sansa remplace ses "pères" successifs par des figures alternatives, des "vrais chevaliers" - en réalité le nom qu'elle voudrait pouvoir donner aux "chasseurs" qui lui servent de protecteurs et de sauveurs. Sûrement un coup de l'irréductible petit village gaulois sis quelque part dans un recoin de sa personne. Littlefinger, gare à tes plumes ! 

Peut-être que les trois chevaliers errants que ce dernier a recruté à son service personnel - et dont Alayne Stone fait la connaissance précisément juste avant que Petyr Baelish ne lui explique son projet de mariage avec Harry l'Héritier - auront un rôle à jouer dans l'histoire de Sansa pour la sortir des griffes de Littlefinger. Comme elle avait déjà fait avec Sandor Clégane - "chien" de Joffrey - détourné de son précédent maître à son propre profit. 

 

 

 

 

 - PAPA S'AMUSE -

 

  L'autre face du père abusif est le père absent, qui n'est jamais qu'une autre manière de faillir au devoir de protection en transgressant des limites. Le père de Blanche-Neige est en effet un père absent ou invisible, ou happé par la méchante reine, avant de mourir à son tour. Dans le conte, il n'est pas totalement responsable, il a été abusé par une femme dont le pouvoir est beaucoup trop grand pour lui. Le conte a besoin qu'il disparaisse pour mettre en valeur la méchanceté et le dévoiement de la nouvelle reine. GRRMartin reprend ce paradigme avec Cersei, qui après s'être débarrassée du roi son époux, tente de séduire la Main Ned Stark lors d'une entrevue secrète avec lui dans le bois sacré du Donjon Rouge :

 

Sa main vint se poser sur la jambe valide, juste au-dessus du genou. "Un homme digne de ce nom fait ce qu'il veut, non ce qu'il doit." En guise de promesse on ne peut plus câline, ses doigts lui flattaient imperceptiblement la cuisse. "Le royaume a besoin d'une Main de fer. Joff n'aura l'âge que dans quelques années. Nul n'aspire à la guerre, moi moins que quiconque." Sa main lui frôla le visage, les cheveux. "Si les amis peuvent devenir ennemis, les ennemis peuvent devenir amis, Ned. Ta femme est à mille lieues d'ici, mon frère a pris la fuite. Sois bon pour moi, Ned, et je te jure que tu n'auras pas à le regretter"

(Eddard XII, tome 1 A Game of Thrones)

 

 GRRMartin remet ensuite le couvert avec Lysa Arryn, dont le premier geste - lorsque Sansa se réfugie aux Eyrie sur ses terres - est d'épouser Petyr Baelish - Littlefinger - le "nouveau père" de Sansa.

 Mais la signification est tout autre que dans le conte : alors que dans le conte, du moins dans sa version moderne du 18e siècle, le pouvoir est genré et la mauvaise reine ne sert qu'à montrer le danger du pouvoir au féminin, le propos de GRRMartin n'a rien à voir avec le genre. Cersei ou Lysa ne sont pas de "mauvaises reines" par nature parce que ce sont des femmes, mais pour des raisons qui tiennent à leur histoire personnelle, et aux contraintes culturelles du monde de Westeros, ni plus ni moins que n'importe quel autre personnage de la saga qu'il soit homme ou femme. Il y a aussi des raisons "symboliques", c'est-à-dire directement dépendantes de leur fonction littéraire dans la saga et de la cohérence interne du récit. 

 Dans la saga, le père partage donc pleinement la toxicité de la mère, soit en agissant comme un prédateur par une protection abusive (GRRMartin nous offre d'ailleurs au-delà du Mur l'exemple du monstrueux Craster qui épouse ses propres filles et leur fait des enfants, et donne les mâles en sacrifice à ses "dieux" : Craster est une variation au premier degré - sans le decorum de la "civilisation" du sud du Mur - d'une même situation abusive et étouffante), soit en s'absentant délibérément. Eddard a symboliquement sacrifié Sansa à Cersei en tuant sa louve Lady (comme on l'a vu dans le précédent article), et Littlefinger l'a impliquée dans le meurtre de Joffrey, la tuant socialement et l'obligeant à fuir la cour de Port-Real. 

 Les pères de Sansa continuent d'être absents indépendamment des reines : après la mort de Lady et avec la prise de fonctions, Eddard est totalement accaparé par son poste de Main, tandis que Petyr Baelish laisse Sansa/Alayne seule aux Eyrié pour s'occuper de ses propres affaires (dont l'une est de se mettre en chasse d'un mari pour Alayne Stone). C'est même lui qui tue la trop encombrante belle-mère, en endossant la casquette du prince sauveur, pratiquant ainsi le même mélange des genres que Joffrey offrant la tête de son père à Sansa en guise de cadeau de fiançailles, et promettant celle de son frère comme cadeau de mariage.  

 

~~

  En toute logique cependant, et suivant l'exemple du conte de Blanche-Neige, le tout premier chapitre de Sansa s'ouvre sur une double absence : celle d'Eddard Stark, le père réel, qui a accompagné son ami le roi Robert à la chasse; et celle du roi, père symbolique, puisque père de tous ses sujets, mais aussi futur beau-père de Sansa, promise au prince Joffrey.

 

"Lord Eddard est parti dès avant l'aube, lui apprit Septa Mordane au cours du déjeuner. Le roi l'a envoyé quérir. Quelque nouvelle chasse, je présume... On m'assure qu'il subsiste des aurochs sauvages dans les parages.

- Je n'en ai jamais vu", dit Sansa (...)

(Sansa I, tome 1 A Game of Thrones)

 

 Ce sont les premiers mots du chapitre. Ils ont une part prophétique - puisque tant Eddard que Robert mourront bien avant de connaître "l'Aube" et la fin de la Longue Nuit annoncée dans le prologue, et ils mourront l'un à la poursuite d'un coupable et d'un successeur légitime pour le roi - les deux se révélant insaisissables - et l'autre d'un cerf blanc métaphore de sa propre royauté, dont il ne subsiste plus que les bois car d'autres prédateurs l'ont dévoré avant. Robert ne trouvera qu'une métaphore de lui-même, un sanglier, forme monstrueuse et sauvage du porc qu'il est devenu et dans la saga une des métaphores de roi déchu. Deux chasses, deux échecs mortels. 

 

 Mais pour revenir au chapitre lui-même, les quelques mots de ce premier chapitre de Sansa nous disent en substance que Robert a abandonné le convoi pour s'adonner à son propre plaisir, une partie de chasse. Cet abandon originel, cette fuite des responsabilités royales, est la cause première du désordre menant à la mort de la princesse, dont la personne devient par la même occasion une métaphore du royaume : pendant qu'Eddard et Robert sont à la chasse aux chimères, trois membres du conseil restreint du roi arrivent de Port-Real, et la reine Cersei, au lieu d'honorer l'invitation lancée officiellement à Sansa, va s'entretenir avec eux des affaires du royaume, comme de juste, étant elle-même membre du conseil restreint, même si la séance pouvait attendre la fin de la journée et le retour du Roi et de sa Main. Au regard du goût prononcé pour le pouvoir que montre Cersei dans ses chapitres du tome 4 A Feast for Crows, il est loisible d'imaginer qu'elle a saisi la venue des deux membres du conseil restreint comme une occasion de faire quelque chose qui la passionne vraiment. Et en ce sens, elle a eu exactement la même attitude que son époux : elle a abandonné ce qu'elle s'était imposé comme un devoir pour s'adonner à son propre plaisir. Les "affaires du royaume" prennent alors un tour étrangement futile, à l'image de la toute première qu'Eddard aura à traiter en tant que Main, à son arrivée, à savoir le tournoi que le roi Robert souhaite organiser en son honneur. Eh oui, pendant que les Autres se réveillent au nord du Mur et qu'on voit réapparaître des loups géants près de Winterfell, le convoi royal a repris la route du sud, aveugle et sourd à la plus grande menace. Mais peut-être aussi cherchant à fuir et oublier ce nord si inquiétant et froid.

 

Ca et là, les doigts de l'aurore crevaient les nappes de brouillard blême. Sous les pieds des chevaux, s'ouvrait une vaste plaine brune et dénudée dont la platitude était de loin en loin relevée par de longues buttes basses. "Les Tertres des Premiers Hommes, dit Ned en les désignant.

Aurions-nous couru vers un cimetière ? se renfrogna le roi.

- Les tertres abondent dans le Nord. Ce pays est vieux, sire. 

- Et froid." D'un air bougon, il se renferma plus étroitement dans ses fourrures.

(Eddard II, tome 1 A Game of Thrones)

 

 Dans tous les cas, dans le premier chapitre de Sansa, ne pouvant ou ne voulant plus honorer l'invitation faites aux filles Stark,  Cersei confie notre princesse aux bons soins du prince Joffrey. Et lorsque le roi n'est pas là, Joffrey obéit à son tour à ses pulsions en digne fils de ses parents, et joue à être eux : de fait, lui aussi emmène Sansa à la chasse, mais armé de son épée "Dent de Lion", l'épée qui doit faire de Joffrey un homme, un vrai - un roi, pense-t-il. La chasse, le rêve de Robert Baratheon. L'épée, le rêve de Cersei Lannister. 

 Joffrey illustrera cependant la vacance de l'autorité royale en allant à l'encontre de tous les voeux du parfait chevalier tempérant et en dévoyant la justice royale : il affrontera Arya Stark, la propre petite soeur de sa princesse, après s'en être pris à son compagnon de jeu par vanité, pour montrer qui avait la plus longue. Il y perdra son épée, jetée au fleuve par Arya, et y gagnera une main mordue par la louve Nymeria. L'épée et la main de justice lui sont ici symboliquement retirées pour n'avoir pas su combler le vide laissé par son père et pour s'être dévoyé à son tour en suivant ses pulsions. C'est également l'épée du héros sauveur (le "prince promis") qui est retirée à Joffrey. Davantage que de suivre ses pulsions, ce qui a été puni est probablement le fait d'avoir blessé et menacé de tuer deux innocents : un bâtard symbolique (le garçon boucher avec qui Arya s'entraînait à se battre avec des bâtons en guise d'épées), et une jouvencelle (Arya elle-même; mais le chapitre se conclut sur le flot d'insultes dont il abreuve Sansa, brisant son rêve de Prince charmant).

 Lorsqu'il est roi, la chasse reste la véritable passion de Joffrey. La chasse à l'arbalète avec pour proies son propre peuple mécontent et Sansa, qu'il menace délibérément avec cette arme. Et des lièvres pour s'entraîner dans la cour du château, car Joffrey ne sort jamais du Donjon Rouge.

 

"Le roi est en train de chasser le lièvre à l'arbalète, dit [Lord Petyr]. Et les lièvres sont en train de gagner. Venez voir."

Tyrion dut se dresser sur les orteils pour jeter un oeil en bas. Un lèvre mort gisait à terre; un autre, ses longues oreilles agitées de spasmes, agonisait, le flanc percé d'un carreau. Hérissée, jonchée de traits perdus, la cour avait tout d'éteules après un orage de grêle. "Là !" cria Joff. Le garde-chasse libéra le lièvre qu'il tenait, bondit à l'écart, Joffrey relâcha le ressort, rata sa cible de deux bons pieds. Juché sur son postérieur, le lièvre tortilla du nez en direction du roi. Lequel eut beau, non sans jurer, tourner bien vite la manivelle pour tendre à nouveau la corde, l'animal avait déjà détalé. "Un autre !" Le garde chasse fourragea dans la cage, mais il n'en fusa, cette fois, qu'un éclair brun, et le coup précipité de Joffrey faillit atteindre à l'aine Ser Preston.

(Tyrion IV, tome 2 A Clash of Kings)

 

 Cet extrait nous montre en sus quel piètre chasseur fait Joffrey, mais en l'occurrence, cela va de paire avec le fait d'être un piètre roi, et comme son "père" avant lui, le jeune roi échoue à saisir ce qu'il convoite. Connaissant GRRMartin et son goût pour les petits clins d'yeux qui anticipent l'intrigue, nous pouvons deviner dans le lièvre qui se dresse sur ses pattes et remue le nez Tyrion Lannister qui perdra le nez à la bataille de la Néra et échappera à la mort voulue par son neveu et par sa mère Cersei. Mieux encore, c'est avec une arbalète que Tyrion tuera Tywin, son père si encombrant et castrateur, au moment où il siège sur le trône, celui des cabinets. Le carreau se fichera dans l'aine. 

 Au cours de la fameuse chasse aux lièvres, Littlefinger et Tyrion - alors Main par intérim en attendant le retour de son père Tywin qui mène les armées Lannister - s'entretiennent des affaires de la couronne, et Littlefinger se voit offrir sur un plateau la suzeraineté du Conflans avec pour siège la royale forteresse d'Harrenhal, ce qui en fait sur le papier l'égal des seigneurs des six autres couronnes de Westeros. Cela lui ouvre la voie à la concrétisation d'un rêve, d'une ambition, celui de s'élever jusqu'au Trône de Fer, fût-ce comme roi consort ou dans l'ombre d'une reine. C'est à partir de cet instant qu'il se met à manigancer l'enlèvement de Sansa, et sans doute par la même occasion la mort de Joffrey puisque les deux événements arrivent au même moment et sont dépendants l'un de l'autre. Ce chapitre est d'ailleurs immédiatement suivi par celui où Sansa est invitée pour la première fois à rencontrer en pleine nuit, dans le bois sacré du Donjon Rouge, un mystérieux chevalier qui veut la "ramener chez elle" (sic). Le chevalier en question étant vendu Littlefinger... avec cependant une nuance qui nous fait revenir à l'irréductibilité de Sansa : le chevalier en question a également été sauvé de la mort par Sansa, et s'il est vendu à Littlefinger, il est au moins autant un homme lige de notre princesse. Littlefinger le sait si bien qu'une fois Sansa entre ses mains, il s'empressera de faire tuer ce "chevalier". 

 

 

- "La récompense, ser Lothor"

Lothor Brune abaissa la torche. Trois hommes s'avancèrent jusqu'au plat-bord, levèrent leurs arbalètes et tirèrent. Un carreau prit Dontos en pleine poitrine, alors qu'il avait le nez en l'air, lui défonçant la couronne gauche de son surcot. Les autres lui ravagèrent la gorge et le ventre. Et tout s'était passé si vite qui ni lui ni Sansa n'avaient eu seulement le temps de pousser un cri. Après quoi Lothor Brune jeta la torche sur le cadavre, et lorsque la galère appareilla, déjà flambait bravement la barque. 

"Vous l'avez tué..." Agrippée à la rambarde, Sansa se détourna pour vomir. N'avait-elle échappé aux Lannister que pour tomber dans un piège encore pire ? 

(Sansa V, tome 3 A Storm of Swords)

 

 

On retrouve là les arbalètes. Arbalètes qui ont d'ailleurs déjà tué un roi au cours d'un festin de mariage - le roi Robb Stark.

 

 Quand le roi s'amuse et meurt, les fauves s'entre-déchirent pour remporter le royaume... et la princesse qui va avec : Robert chasse le cerf ce dont Cersei profite pour l'empoisonner avant qu'elle ne réussisse à s'emparer de Sansa et renverser Eddard Stark. Joffrey chasse le lièvre, et c'est dans cette scène précise que le désir de Littlefinger de s'accaparer Sansa et en faire sa reine peut commencer à se concrétiser.

 Au tout début de la saga, la chute de Bran Stark et son infirmité sont également la conséquence d'une partie de chasse : Robert encore hôte de son ami Eddard à Winterfell est parti chasser avec lui, et presque tous les hommes sont partis. Sauf Jaime, qui a profité de l'occasion pour coucher secrètement avec sa soeur Cersei. Leur inceste est surpris par Bran en train d'escalader les murs et les tours de Winterfell, et Jaime le pousse dans le vide dans l'intention de le tuer. 

 Pour pousser un peu plus loin, on peut également dire que la royauté de Robert a commencé par une partie de chasse double : lors de la Rébellion qui a mis à bas la dynastie Targaryen et l'a porté au trône, il poursuivait Lyanna Stark enlevée par Rhaegar Targaryen, et lui-même était pourchassé par les loyalistes Targaryen. Le chasseur chassé. Si je le mentionne, c'est que nous retrouvons au coeur de cette chasse une Jouvencelle - Lyanna Stark - et que c'est son "enlèvement" qui déclencha la guerre civile, comme si elle représentait la royauté ou au moins une promesse de royauté.  Rhaegar Targaryen s'était lui-même intéressé à Lyanna très certainement pour son lien avec le Nord et les Anciens Dieux et la réalisation de la prophétie du "Prince promis", le sauveur de Westeros selon ce qu'il en croyait. Rhaegar après s'être vu comme le "Prince promis", s'était vu comme le père de ce "Prince promis" et la réalisation de cette prophétie a été la grande affaire de sa vie, avant tout le reste.  

 

 En somme, le motif du Père/Roi absent - parce qu'il chasse une promesse de royauté idéale - et qui laisse le royaume en proie à ses pulsions et à l'appétit des fauves et oiseaux charognards ("Un Festin pour les corbeaux" est le titre du 4e tome, A Feast for Crows, qui s'ouvre à Port Real sur le constat de la mort de Tywin Lannister et la prise de pouvoir de Cersei) traverse donc toute la saga et ne s'attache pas seulement à la thématique de Sansa. Mais avec Sansa, nous épousons le point de vue de la princesse/Jouvencelle, objet de convoitise de tous les prédateurs.

 La répétition de ce motif en dehors de l'histoire de Sansa offre à notre princesse une dimension qui dépasse le cadre de la référence au conte et la rattache à la mythologie globale de la saga. C'est ce qui en fait l'intérêt et lui donne toute sa cohérence. Si nous avons vu dans l'article La Louve et la Proie ce que représentait la princesse Sansa en tant que proie, nous venons de voir ici que ce sont les pères qui sont les fauves et les chasseurs. Et des chasseurs bredouilles. Des rois qui perdent leurs couronnes et leurs épées, à l'instar de "Dent de Lion", mais également de Glace, l'épée familiale des Stark refondue en deux épées par les Lannister après la mort de lord Eddard. 

 

 

 - DENI DE JUSTICE - 

 

  

 La conséquence directe de ces chasses perpétuelles est la faillite à remplir les fonctions de roi et de père. 

On a vu ce qu'il en était de la protection - entre absence et prédation - qui va jusqu'au meurtre d'enfants - les siens et ceux des autres, pourquoi s'embêter, après tout ? - passons à présent à la justice. 

 En effet, parfois, les chasses ont une fin, et les papas rentrent (trop tard ?) à la maison pour s'occuper des affaires domestiques : après le premier chapitre de Sansa, Eddard et Robert reviennent donc au château Darry où se tient momentanément la cour, et l'exercice de la justice royale devrait réparer les désordres causés par cette vacance momentanée. Menus désordres, en vérité - une main mordue et une épée perdue, ce n'est qu'un avant-goût de ce qui attend Jaime, le véritable père de Joffrey, un père qui a attenté à la vie d'un enfant, soit dit en passant - car comme le dit si bien Robert, ce ne sont que des "querelles de gosses". En d'autres termes, c'est une question privée, d'éducation :  

 

 - "Par les sept enfers ! jura-t-il, mais regarde-la, Cersei ! Une enfant... Que prétends-tu de moi ? que je la fasse fouetter par les rues ? Pour une querelle de gosses ? Affaire classée, sacrebleu ! Aucun dommage irréparable n’a été commis.

(...)

- Sauf que Joff, riposta la reine, hors d’elle, en portera les marques toute sa vie !"

Robert Baratheon jeta les yeux sur le prince. "Certes. Peut-être lui serviront-elles de leçon. Quant à toi, Ned, veille à discipliner ta fille. J’en ferai autant pour mon fils.

- Avec joie, Sire ", acquiesça lord Stark, soulagé d’un énorme poids.

(Eddard III, tome 1 A Game of Thrones)

 

 De manière assez pernicieuse, le fait de renvoyer l'incident à la sphère privée et d'en minimiser la gravité parce qu'il n'engage que des enfants, c'est un déni de justice, en même temps qu'une dé-responsabilisation totale des-dits enfants, arbitrairement interdits de grandir. Certes, Eddard est soulagé parce que ses filles s'en tirent à bon compte, mais aucun des problèmes engendrés par cet incident n'a été résolu : Joffrey a menti dans son récit; Cersei a demandé vengeance et avant même que le roi examine les faits et tranche, elle a envoyé son frère et le garde du corps de son fils donner la chasse à Arya; Sansa a également refusé de livrer la vérité en public, et a sciemment menti, déchaînant la fureur de sa soeur dont la parole est officiellement disqualifiée par rapport à celle du prince héritier. 

 Robert ici ne rend pas la justice, il exprime simplement son refus de punir Arya, ce qui est une façon de la reconnaître coupable mais aussi de passer l'éponge pour se défausser de l'affaire... par égard pour son ami. En effet, ce n'est pas la mort d'un enfant qui le gêne, parce qu'on le sait déjà prêt à envoyer des tueurs à la jeune Daenerys Targaryen, 13 ans, vendue par un riche seigneur de Pentos à un roi de lointaines steppes, pour en devenir l'épouse. Robert craint que la jeune fille ne vienne réclamer le trône, ce qui dans le contexte est loin d'être justifié (même si deux ans plus tard la question pourra effectivement se poser, mais Robert aura été assassiné indirectement par sa femme avant cela !). Il a par ailleurs déjà fait remarquer qu'Eddard aurait mieux fait d'achever son fils Bran après sa chute plutôt que de le laisser dans le coma. 

 Le jugement de Robert - le seul moment où on le verra rendre la justice - rejoue l'exemple du cadavre qu'on cache dans le placard, et où un innocent - la louve Lady - est sacrifié à la demande d'une reine mère, parce que plus tard, il pourrait être dangereux. Entre Eddard et Robert, il y a déjà un autre cadavre qui dort dans un placard depuis de longues années : celui de Lyanna, la princesse-louve Stark qui avait préféré le prince Rhaegar Targaryen à son fiancé Robert Baratheon, et qui en avait eu un fils qu'Eddard a fait passer pour son propre bâtard. 

 Le chemin de Robert Baratheon est d'ailleurs semé de bâtards comme autant de signes de son incurie et de son aveuglement : alors qu'il sème hors de son foyer, à l'intérieur même du sien, ceux qu'il prend pour ses enfants sont les bâtards d'un autre. 

 Faisons un pari, basé sur le jeu des analogies et l'histoire qui se répète : les Stark ont un très très très vieux cadavre dans leur placard, un innocent exécuté par une reine-mère au pied de l'arbre-coeur de Winterfell, comme le révèle la dernière vision de Bran lorsqu'il expérimente ses pouvoirs de vervoyant, alors qu'il est dans sa grotte parmi les racines de barrals : 

 

Soudain, sous les yeux [de Bran], un homme barbu força un captif à s'agenouiller devant l'arbre-coeur. Une femme aux cheveux blancs s'avança vers eux à travers une jonchée de feuilles rouge sombre, une serpe en bronze à la main. 

"Non, s'écria Bran, non, ne faites pas ça !" Mais ils ne pouvaient pas l'entendre, pas plus que son père ne l'avait pu. La femme empoigna le captif par les cheveux, lui crocha la gorge avec la serpe et trancha. Et à travers le brouillard des siècles, l'enfant brisé ne put qu'observer tandis que les pieds de l'homme tambourinaient contre le sol... Mais alors que sa vie s'écoulait hors de lui en un flot rouge, Brandon Stark perçut le goût du sang.

(Bran III, tome 5 A Dance with Dragons) 

 

 Mais revenons à Sansa.

Après que Robert a rendu son non-jugement, la reine Cersei insiste en faisant remarquer que c'est surtout la louve qui doit être châtiée. Le roi commence par adopter une attitude de fuite, exprimée d'abord physiquement par le fait qu'il est debout et s'apprête à quitter la salle, puis en mot : la louve Nymeria n'a pas été retrouvée, on n'y peut rien, et il refuse de participer au paiement d'une prime pour celui qui ramènera sa peau... mais il n'interdit pas à son épouse de partir en chasse si elle le souhaite - ou comment ménager son ami Stark et sa femme Lannister, mais aussi faire de cette dernière la seule responsable des malheurs des Stark. C'est à cet instant justement que Cersei fait remarquer qu'ils ont une autre louve à disposition. Et Robert cède : 

 

 « Comme il te plaira. Donne tes ordres à ser Ilyn.

- Tu n’y penses pas, Robert ! » protesta Ned. Mais le roi n’était pas d’humeur à discuter encore. « Suffit, Ned, pas un mot de plus. Les loups-garous sont des bêtes fauves. Tôt ou tard, celui-ci s’en prendrait à ta fille comme l’autre a fait à mon fils. Offre-lui un chien, elle en sera beaucoup plus heureuse. »

(Eddard III, tome 1 A Game of Thrones)

 

Le refus d'occuper sa place passe encore ici par une transmission de l'affaire à d'autres mains que les siennes : à la reine, au bourreau Ilyn Payne, ou encore à Eddard Stark qui accomplira finalement lui-même le sacrifice. 

 Mais il y a un autre détail fondamental au regard du récit, caché sous une phrase aux allures de boutade : Robert conseille à son ami de remplacer sa louve par un chien. De fait, c'est exactement ce qui va arriver, mais de manière inattendue, puisque le chien en question est Sandor Clegane, surnommé le Limier, et "chien" de Joffrey.

 

 Voyant Lady les talonner, il [Joffrey] reprit : « Votre loup risque d’effrayer les chevaux, et vous semblez avoir peur de mon chien. Que diriez-vous de les laisser tous deux et de partir seuls ? » Elle hésita. « Si vous voulez, concéda-t-elle sans conviction. J’attacherais Lady, le cas échéant, mais... » Un détail la troublait. « J’ignorais que vous eussiez un chien...

- A la vérité, gloussa-t-il, c’est le chien de ma mère. Elle l’a chargé de veiller sur moi, et il n’y manque pas.

- Ah, vous vouliez dire le Limier. » 

(Sansa I, tome 1 A Game of Thrones)

 

 Eh oui, lorsque les pères partent en chasse, ce sont les chasseurs qui vont assurer la fonction protectrice. Qui va à la chasse perd sa place. 

 En outre, Robert n'a sans doute pas eu tort lorsqu'il a souligné que le loup pourrait s'en prendre plus tard à sa maîtresse. 

 

 Originellement, je devais traiter le cas du chasseur dans ce même article, mais pour éviter qu'il ne soit interminable, et afin de pouvoir davantage développer cette figure du chasseur protecteur, j’ai préféré lui consacrer son propre article

 

 

 



26/02/2017
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