"Monstres et fillettes"
"Monstres et fillettes" est un des autres jeux pratiqués par les enfants de Westeros, plus populaire que "viens dans mon château". Nous en avons un aperçu dans un chapitre de Davos, dans le tome 3 A Storm of Swords, et il semble que le jeu consiste en une poursuite entre une "princesse", un "monstre" et un "prince sauveur". Les règles ne sont pas décrites par GRRMartin, mais la thématique ne sort pas des histoires "réelles", celles racontées dans la saga.
En l'occurrence, avec sa poupée figurant un géant qui veut entrer dans le château, Robert mêle symboliquement les deux jeux.
- Pas si grand que ça." Le mioche s'agenouilla devant la poterne. "Regarde, voilà un géant qui vient pour le démollir." Il dressa sa poupée dans la neige et la fit avancer par saccades. "Tagada, tagada, je suis un géant, je suis un géant, chantonna-t-il, Ho ho ho, ouvrez-moi vos portes, ou je les écrase, écrase, écrase." Balançant la poupée par les jambes, il découronna l'un des deux bastions puis le second.
C'était plus que n'en pouvait supporter Sansa : "Robert, arrête-moi ca !" Loin d'obtempérer, il balança de nouveau la poupée, faisant exploser un bon pied des murs. Elle voulut lui attraper la main, mais c'est la poupée qui se rencontra sous ses doigts. Avec un long bruit déchirant, le tissu élimé céda, et elle se retrouva tout à coup tenant la tête du fantoche, Robert les jambes et le corps dont le rembourrage de sciure et de chiffons ruisselait dans la neige.
La lippe de Robert se gondola. "Tu me l'as tuééééééééééééééééé !" piaula-t-il, avant de se mettre à trembler.
Voici donc le géant en action : c'est lui qui vient libérer la princesse de son enfer glacé, le prince promis littéralement, puisqu'en outre il doit épouser la Blanche-Neige prisonnière. Cependant, on remarquera que la princesse n'a pas l'air ravie, et pour cause, elle est en train de subir le viol de son époux : le geste de Robert avec sa poupée-phallus est le pendant de celui de Littlefinger qui s'introduisait subtilement (ça restait un viol symbolique par l'absence de consentement explicite), et la métaphore est déjà présente lors du mariage de Sansa avec Tyrion :
"I am," the Imp confessed, "but not so drunk that I cannot attend to my own bedding." He hopped down from the dais and grabbed Sansa roughly. "Come, wife, time to smash your portcullis. I want to play come-into-the-castle."
(Sansa III, A Storm of Swords)
Le "nain-géant" Tyrion n'avait cependant pas joint le geste à la parole une fois seul avec Sansa, assumant un rôle protecteur plutôt que destructeur. En effet, sa réplique avait pour but d'échapper à la "cérémonie" du coucher dont Joffrey entendait explicitement profiter pour violer Sansa, et d'échapper en même temps à la vindicte du petit roi qu'il venait de menacer de castrer suite à ses mots et gestes humiliants pour la mariée.
Il est par ailleurs amusant de constater que si la légende attribue la construction du vrai Winterfell à des géants, c'est un géant qui vient le démolir. Ce géant destructeur est une image qui revient à plusieurs reprises dans la saga, et je vais m'arrêter sur trois d'entre elles en particulier, parce qu'on y retrouve les mêmes rôles, mais distribués à des acteurs différents et qui ne jouent pas exactement la même partition, malgré un enjeu similaire, à savoir une couronne :
- Il y a d'abord le géant Wun Wun qui a passé le Mur et a été chargé par Jon Snow de protéger Val, la "princesse sauvageonne" que Stannis souhaite voir épouser le prochain suzerain du Nord, afin de sceller l'alliance avec les Sauvageons. Stannis, pour conquérir sa couronne fait dans le Nord la même chose que les Lannister : il a besoin d'un château, d'un mariage, et de la "fondation" d'une dynastie seigneuriale forte. Le château visé par Stannis, c'est Winterfell. Pendant qu'il s'occupe de le reconquérir, il a confié la princesse promise à la garde de Jon Snow, Lord commandant de la Garde de Nuit, la corneille geôlière par excellence. Et Val est logée dans une tour, gardée par un géant.
Val semble attirée par Jon, qui n'est pas seulement une corneille, mais aussi un loup bâtard, et lorsqu'elle revient se constituer prisonnière après avoir retrouvé le chef Tormund, c'est vêtue d'une peau d'ours blanc avec une broche de barral, et accompagnée de Fantôme. Jon remarque ses yeux bleus et ses joues rougies. On retrouve donc exactement les mêmes thèmes et personnages-types que dans l'épisode du Winterfell de neige, mais éclatés sur tout l'arc narratif de Jon : le château à (re)bâtir (thème multiplié par le soucis qu'a Jon de retaper et regarnir tous les "châteaux" le long du Mur), la princesse ourse qui veut son loup bâtard, les deux étant prisonniers d'une corneille (pour Jon, il s'agit de son serment), les couleurs des barrals et celles des Autres, et enfin un "libérateur" et un géant dont les rôles sont inversés, puisque le "libérateur" est en réalité un prédateur, et le géant un défenseur (du moins selon le point où s'est arrêté le récit).
En effet, à la fin du tome 5 A Dance with Dragons, un chevalier, Ser Patrek, a visiblement attaqué ce géant en voulant pénétrer la tour de la princesse, et quand Jon arrive sur les lieux, le géant tient Ser Patrek par une jambe et le balance en lui fracassant la tête contre les murs de la tour, comme s'il tenait en main une poupée de chiffon, image présente dans le texte :
Le géant secouait par une jambe un cadavre ensanglanté, de la même façon qu'Arya agitait sa poupée quand elle était petite, la maniant comme un fléau d'armes quand on la menaçait de légumes.
(Jon XIV, tome 5 A Dance with Dragons)
Cette scène se déroule en outre au moment où Jon a décidé de rompre ses voeux et d'aider une autre princesse prisonnière dans une tour (de Winterfell), Jeyne Poole, l'ancienne amie d'enfance de Sansa mariée de force au féroce Ramsay Bolton, et qu'on fait passer pour Arya (Jon croit qu'il s'agit bien d'Arya). Dit autrement, le combat entre le loup bâtard et la corneille se livre également à l'intérieur de Jon, et à cet instant le loup s'est libéré de la corneille pour galoper au secours de sa princesse (reste à savoir lequel a été tué par les conjurés; je penche pour le côté corneille). Pour le détail de plus, Bowen Marsh, un des principaux conjurés, est surnommé à cause de sa figure toujours rouge la "vieille pomme granate" - "the Old Pomegranate", petit clin d'oeil à la pomme tueuse de Blanche-Neige.
La scène de Wun Wun mime donc à la fois Tyrion protégeant Sansa de Joffrey, mais aussi le geste de Robinet défonçant les portes de Winterfell, tandis que Jon/Blanche-Neige mime Sansa voulant l'arrêter.
Jon étant le Lord commandant de la Garde de Nuit - sa tête -, on pourrait voir également cette institution comme Blanche-Neige ensevelie dans son Mur-cercueil (le serment et la prise de manteau noir sont des symboles de mariage dans la saga, et les frères jurés épousent littéralement "l'esprit de la corneille" en prononçant leurs voeux), qui arrache la tête du "géant" (à un moment Melisandre montre à Jon l'ombre géante qu'il projette sur le Mur, à la lueur de la lune) qui est à la fois sa progéniture, son libérateur et son meurtrier, là où la Garde de Nuit incarne autant la princesse morte que son bâtard mort et la corneille geôlière. La suite des événements à Châteaunoir est encore en suspens, alors que la situation est explosive. Logiquement, une partie des frères jurés et des Sauvageons devraient s'entretuer, et Châteaunoir subir une destruction presque totale, mais il faudra attendre le prochain tome pour le savoir, et GRRMartin sait ménager des surprises. Il me semble en tous les cas que la Garde de Nuit est vouée à la destruction : elle est aussi usée et fragilisée que la poupée élimée jusqu'à la trame de Robinet chéri.
- La seconde image que j'évoquerai appartient à l'histoire pré-saga, lorsqu'une bonne quinzaine d'années plus tôt, la Montagne - alias Gregor Clegane, le chevalier géant et frère du Limier - a fracassé contre un mur du Donjon Rouge la tête du petit Aegon Targaryen, le fils de Rhaegar (mort sur le champ de bataille), et a violé sa mère, Elia princesse de Dorne, avant de la tuer elle aussi.
Gregor Clegane est l'homme lige de Tywin Lannister : le "monster" manipulé par un "clever man" - un homme futé.
On retrouve nos mêmes personnages, avec la prise d'un château et d'une couronne à la clé, mais il semble que l'épisode ne se situe pas au même moment que la destruction du château de Sansa, mais avant sa construction, ce qui est marqué par le meurtre des enfants : l'histoire de Gregor serait celle où le géant monstre invoqué va tuer la descendance d'un roi afin que l'homme rusé qui le manipule assure la puissance de son propre lignage. Ensuite Tywin fera de sa fille une reine en la mariant au nouveau roi. Une reine froide et morte pour son époux :
Oh, Cersei is lovely to look at, truly, but cold … the way she guards her cunt, you'd think she had all the gold of Casterly Rock between her legs !
Oh, Cersei, pour le coup d'oeil, rien à redire, mais pour la chose..., d'un froid ! Rien qu'à la manière dont elle se couve le con, tu jurerais qu'elle y a foutu tout l'or de Castral Roc !
(Robert Baratheon à Eddard, in Eddard VII, tome 1 A Game of Thrones)
L'époux en question devenant progressivement roi fantoche, sa cour envahie de Lannister et lui-même noyé dans ses festins, jusqu'à cette scène rapportée par Jaime, où l'on constate qu'à l'instar de la reine, le roi était symboliquement mort bien avant son ultime partie de chasse :
"(...) Enfin, Cersei se bagarrait, et Robert picolait. Il était minuit passé quand la reine m'a fait mander dans l'appartement. Ivre mort, le roi ronflait, vautré sur les tapis de Myr. (...) J'ai baisé [Cersei] là, sur le lit de Raymun Darry, après avoir enjambé sa royale majesté.
(Jaime IV, tome 4 A Feast for Crows)
La reine et la couronne étaient des cadeaux bien empoisonnés, en somme, mais qui ont fini par se retourner contre le "clever man" qu'était Tywin, obligé de soutenir son petit-fils Joffrey, malgré sa folie patente, et dont le comportement violent avec Sansa provoquera, par effet boule de neige, la chute des Lannister : je veux dire par là que si Sansa n'avait pas confirmé aux oreilles de Margaery Tyrell - nouvelle princesse promise de l'enfant roi Joffrey - et de sa bonne mamie, que Joffrey était un monstre cruel et imprévisible, ce dernier n'aurait probablement pas été assassiné.
Joffrey - comme Robinet chéri dans cet épisode précis du château de neige le détruit par ses convulsions - va fragiliser la maison des Lannister par son comportement gratuitement cruel, avant que sa mort ne précipite la chute par l'éclatement de sa cohésion de façade. La mort de Joffrey est d'ailleurs suivie du procès de Tyrion dont la conclusion est une nouvelle tête éclatée par Gregor Clegane, celle d'Oberyn Martell, frère d'Elia. La haine obsessive de Cersei et celle de Tyrion feront le reste.
Au reste l'empoisonnement de Joffrey et la confusion engendrée permettent la libération de Sansa du Donjon Rouge.
- Enfin, la troisième image de géant fracassant est celle de lord Robert Baratheon (avant qu'il soit roi), en l'honneur duquel Robert Arryn a été nommé, amoureux de sa masse de guerre, celle avec laquelle il a tué Rhaegar :
Jusqu'au moment où Robert ajusta un coup foudroyant qui pulvérisa le dragon.
(Eddard I, tome 1 A Game of Thrones).
Ici le dragon est à la fois le dragon tricéphale en rubis qui ornait l'armure de Rhaegar et Rhaegar lui-même, et c'est la masse de guerre qui remplace la poupée.
En creusant cette troisième réminiscence, on constate que dans le présent nous avons une Stark, un Robert et un Littlefinger (non, non, aucun mauvais esprit dans tout ça !) qui s'amusait autrefois à jouer les chevaliers-dragons et les "prince des libellules" avec les petites Tully à Vivesaigues ("libellule" en anglais se dit "dragonfly", et c'était le surnom d'un héritier Targaryen qui avait renoncé au trône après son mariage avec une roturière).
She had played at being Jenny that day, had even wound flowers in her hair. And Petyr had pretended to be her Prince of Dragonflies. Catelyn could not have been more than twelve, Petyr just a boy.
Elle avait joué à être Jenny, ce jour-là, s'était même tressé les cheveux de fleurs. Et Petyr avait prétendu être son Prince des Libellules. Elle..., douze ans tout au plus, lui guère qu'un gamin.
(Catelyn V, tome 3 A Storm of Swords)
Dans le passé, nous avions un Robert (Baratheon), une Stark (Lyanna) et un Targaryen (Rhaegar). En d'autres termes, Sansa semble rejouer la situation de Lyanna disputée entre deux prétendants, l'un chasseur subtil et l'autre d'une force tout à fait brute. Il est en outre intéressant de signaler que Robert Baratheon est fortement associé à l'été, par son appétit de vie et sa force génésique (il sème littéralement ses bâtards). Cependant ses excès ont leur revers : son pouvoir de procréation n'atteint pas son propre foyer, et sa force se révèle étouffante ou dessèchante pour les autres, c'est-à-dire aussi mortifère qu'un hiver excessif, par exemple :
.Cersei violée et bafouée à sa nuit de noce devient une reine froide.
.Robert déflore une cousine de l'épouse de son frère Stannis, le soir des noces, dans le lit nuptial, et le mariage de Stannis ne donnera qu'un seul fruit malade, la princesse Shôren. Si je ne pense pas qu'il y ait un réel rapport de cause à effet entre ces deux faits, le lien est clairement établi du point de vue symbolique : il s'agit rien de moins d'une castration où l'un s'arroge la puissance de l'autre sans que ça profite à personne, puisqu'au finale l'enfant qui naît risque de mourir sacrifié; le peu d'intérêt que Stannis manifeste pour la sexualité est en outre sa réponse aux excès de son frère aîné. L'hiver rigoureux frère de l'été caniculaire, deux faces d'une même pièce !
Cependant, comme pour les deux précédentes réminiscences, si les protagonistes sont les mêmes le moment raconté n'est pas le même. Tuer le "dernier dragon" (aka le prince Rhaegar), qui avait séduit et enlevé sa princesse promise Lyanna, et s'emparer de son trône n'a pas porté chance à Robert, car non seulement Lyanna est morte et l'épouse solaire qui l'a remplacée s'est révélée aussi froide qu'un cadavre, mais en outre il revit en rêve toutes les nuits le moment où il tue son rival. Bien que Robert Baratheon n'ait à première vue aucune des caractéristiques symboliques de la corneille - et que Rhaegar comme dragon ailé à l'armure noire et comme chanteur s'en rapproche davantage - c'est pourtant lui qui subit la "malédiction" et s'émousse au fil du temps, le royaume se délitant dans le même mouvement, ainsi qu'en témoigne la dette colossale de la Couronne, qui a elle aussi sa valeur symbolique, et dont Littlefinger semble le principal artisan en tant que Grand Argentier !
A man like Petyr Baelish, who had a gift for rubbing two golden dragons together to breed a third, was invaluable to his Hand. Littlefinger's rise had been arrow-swift. Within three years of his coming to court, he was master of coin and a member of the small council, and today the crown's revenues were ten times what they had been under his beleaguered predecessor . . . though the crown's debts had grown vast as well. A master juggler was Petyr Baelish.
Oh, he was clever.
(Tyrion IV, A Clash of Kings)
Autrement dit, les fruits sont volés par le "clever man" qui s'en nourrit et prospère sur des cadavres... comme l'oiseau charognard qu'est la corneille. Après la bataille des rois et la tempête d'épées, corbeaux et corneilles peuvent festoyer.
Après sa victoire et l'accession au trône, Robert Baratheon prend comme Main son mentor et protecteur, le père de substitution et vieil oiseau lord Jon Arryn. Si Jon Arryn n'est pas du tout dépeint comme un voleur ni un menteur (il est même l'exact contraire), il porte avec lui une stérilité ("la semence est faible" !) qui contamine tout son entourage proche, à commencer par sa jeune et malheureuse épouse, mère d'un enfant tout chétif après une série de fausses couches. C'est encore lui - il s'y connaît en mariages ! - qui négocie celui de Robert avec Cersei, puis introduit Littlefinger à la cour.
Cette exploration de trois réminiscences nous a montré la permanence de certains schémas et de personnages-types. Nous avons vu plus haut Robinet-chéri en tant qu'héritier symbolique d'une lignée affaiblie, mais en tant que fiancé de Sansa, il joue également le rôle de l'époux fantoche, celui qui s'unit à la princesse "morte" comme "prête-nom" (ou "prête-corps") du vervoyant (la "corneille"), et se trouve à son tour touché par la "malédiction".
Peut-être est-ce une chance pour Tyrion de ne pas avoir touché Sansa.
~~
Notre princesse morte, coincée dans son rêve et hypnotisée par lui, craint qu'il ne soit brisé et défend donc son château. Cependant, loin de réussir, elle précipite la destruction de ce dernier, ce qui ressemble au fonctionnement d' enfant de bohême des prophéties made in GRRMartin : lorsqu'on cherche à les accomplir, elles échappent, mais elles rattrapent ceux qui veulent les éviter. Quant aux ignorants, il se pourrait qu'ils en tirent finalement un bénéfice, même lorsque le prix acquitté paraît très élevé.
La scène du Winterfell de neige réalise justement la vision que la vieille naine de Noblecoeur avait décrite plus tôt dans la saga aux membres de la Fraternité Sans Bannière :
"(...)Et après, j'ai rêvé de nouveau de cette fille, tuant un géant féroce dans un château tout bâti en neige."
(Arya VIII, tome 3 A Storm of Swords)
Je ne m'arrêterai pas ici sur la vision entière de la Naine - qui à mon sens raconte davantage que la seule anticipation des Noces Pourpres puis l'empoisonnement de Joffrey et Sansa aux Eyrié - mais sur l'image de ce géant décapité qui rappelle une autre vision qu'a Bran dans son coma :
Des ombres les nimbaient toutes deux [Sansa et Arya]. L'une, d'un noir de cendre, avait l'aspect terrible d'un mufle de chien, l'autre la splendeur d'une armure aussi dorée que le soleil. Au-dessus d'elles s'esquissait un géant de pierre tout armé. Mais lorsqu'il releva sa visière, il se révéla creux, seulement empli de ténèbres et de noire sanie.
(Bran III, tome 1 A Game of Thrones)
La "sanie", mélange de pus et de sang, fait écho à ce qui sort de la poupée décapitée : "le rembourrage de sciure et de chiffons ruisselant dans la neige", mais traduit "thick black blood" - "épais sang noir". Le sang noir étant clairement associé au "sang de bâtard" dans la saga, on revient cette idée de la force d'un loup bâtard spoliée et utilisée au profit d'un autre. On trouve une illustration très concrète d'une créature géante fabriquée et utilisée pour sa seule force à travers le personnage de Robert Fort ("Strong" dans la version originale), le défunt Gregor Clegane ayant subi les expérimentations de Qyburn pour le "ressusciter".
Il s'agit également d'une métaphore de castration, répétant celle de Littlefinger plus tôt, lorsqu'avec Sansa ils avaient façonné et dressé la Tour brisée, dont Sansa avait saisi le sommet pour le lancer à la figure de son ravisseur.
La violente crise de Robinet-chéri après la "mort" de sa poupée-géant (après sa propre mutilation, donc) anticipe à mon sens un ou plusieurs événements cataclysmiques de la saga. Le premier auquel je pense n'est qu'une possibilité et pourrait être une fausse piste : il s'agit d'une avalanche venant de la Lance du Géant et susceptible de détruire les Eyrié. En effet, il est répété plus d'une fois dans la saga que le château était imprenable... par le bas. Mais la possibilité d'une avalanche a été évoquée dès le tome 1 A Game of Thrones par Catelyn, la mère de Sansa, alors qu'elle faisait l'ascension vers le château des Arryn. Elle a également été évoquée symboliquement à travers le regard de Sansa lors du tournoi de la Main : Gregor Clegane s'abat "comme une avalanche" (la métaphore est dans le texte original) sur le tout nouveau chevalier ser Hugh du Val et lui transperce la gorge de sa lance. Les lunes brodées sur la cape du mort se teintent ensuite une à une du sang qui s'écoule de la plaie.
Le second cataclysme auquel je pense est la destruction de Winterfell après la destruction de son arbre-coeur et les "convulsions" du ou des prisonniers de cet arbre-coeur (cela comprend la destruction du Mur après celle du barral de Fort Nox). Je ne m'étends pas sur l'image du barral comme géant, car je crois que sa "décapitation" fait partie des visions de Daenerys à l'Hôtel des Nonmourants, dont j'ai proposé des interprétations dans un article dédié.
~~
L'histoire ne s'arrête cependant pas à la destruction du château et à la crise du jeune Robert. C'est mestre Colemon qui le prend en charge, l'apaise et préconise du vinsonge pour qu'il dorme et les sangsues pour lui ôter les mauvaises humeurs du sang. Une mort symbolique, mais sans douleur et dans les rêves, un peu ce qu'on pourrait souhaiter de moins amer pour Bran. Si mon hypothèse sur la destruction de Winterfell est juste, on voudra bien se rappeler qu'à la fin du tome 2 A Clash of Kings, mestre Luwin s'est traîné gravement blessé jusqu'à l'arbre-coeur de Winterfell et qu'il a demandé à la sauvageonne Osha de l'achever au pied de l'arbre. Mestre Luwin ayant étudié la "magie" à la Citadelle des mestres, le choix du barral pour y laisser son sang a peu de chances d'être le fruit du hasard. En revanche, je ne me prononcerai pas sur ce que Luwin a pu savoir exactement : le plus probable à mon sens étant qu'il ait accompli le dernier acte qui lui était possible en pariant sur son utilité post mortem.
Avant d'être ramené dans sa chambre, Robinet en pleurs a le temps de glisser qu'il déteste "Alayne" et que c'est une bâtarde. Je soupçonne qu'il y a là encore un jeu de GRRMartin avec deux clichés : la vérité qui sort de la bouche des enfants (il l'a déjà utilisé pour révéler à Eddard Stark la bâtardise de Joffrey, Myrcella et Tommen), et les "crises" sont des signes de possession "divine" après lesquelles le possédé délivre une parole levant le voile sur une ou plusieurs vérités taboues. Sansa renvoyée à sa bâtardise par le biais d'Alayne pourrait paradoxalement constituer la première étape pour notre jouvencelle vers une délivrance de la malédiction des Stark, et la sortie de l'enfer glacé et sans repos auquel ils semblent promis après la mort.
- CONCLUSION -
Et on l'emporta [Robert Arryn, après sa crise]. Mon seigneur et maître, songea Sansa, les yeux perdus sur les ruines de Winterfell. La neige avait cessé, et il faisait plus froid qu'avant. Lord Robert tremblerait-il tout au long de leur vie conjugale ? se demanda-t-elle. Au moins Joffrey était-il sain de corps... Un fureur folle s'empara d'elle. Elle ramassa une branche brisée et l'asséna en plein sur la tête de la poupée et la laissa choir ensuite sur les décombres de la poterne de son château de neige. Les domestiques prirent des mines consternées mais, en voyant ce qu'elle venait de faire, Littlefinger se mit à rire. "S'il faut en croire les histoires, il n'est pas le premier géant à orner de son chef les murailles de Winterfell.
- Contes que cela", fit-elle en le plantant là.
Rideau. Applaudissements. Et retour dans la loge la chambre, au coin du feu.
Cette conclusion de l'épisode est intrigante car l'histoire aurait pu s'achever avant, avec la mort du géant et la destruction du château-tombeau, impliquant la délivrance de la princesse, de son époux, et l'apaisement pour leurs descendants victimes de la même malédiction (souvenons-nous du festin des morts présidé par un homme à tête de loup, dont Daenerys a la vision dans l'Hôtel des Nonmourants). Pourtant, Sansa est prise à son tour d'une crise de fureur qui répond à la crise du petit Robert, saisit la tête de la poupée pour la coller à l'extrémité d'un bâton qu'elle plante à une des portes en ruines de son château (le texte anglais est plus clair que la traduction).
Alors qu'elle vient de penser à Joffrey, cette tête sur une poterne est un écho à la tête de son père sur les remparts du Donjon rouge : Sansa se venge de la chute de sa maison et de la destruction de son monde d'enfant qui avait des saveurs de paradis, ce qui sous-tendait son désir de reconstruire Winterfell, fût-ce en neige. J'ai beaucoup insisté dans mon analyse sur une interprétation symbolique, mais il est évident que la première motivation de Sansa pour construire ce château de neige est le désir de retour à la maison. Son écroulement brise l'illusion d'un retour à une enfance heureuse et ses rêves d'un monde de chanson : il montre aussi la fragilité réelle d'un Winterfell comme rêve d'un vervoyant (l'autre mot dans la saga qui désigne le vervoyant est le "rêveur"). Comme le Mur, tenir des siècles voire des millénaires n'est pas un gage d'éternité.
Il me semble donc très important dans cette séquence que le châtiment "post mortem" infligé au géant soit de la seule initiative de Sansa et qu'elle reproduise là le meurtre de son père : c'est sa première étape pour la gestation d'une femme nouvelle et qui devrait au finale renoncer aux contes, aux chansons, aux histoires. Littlefinger s'en amuse, mais il ne devrait pas. En effet, lui est justement le spécialiste des histoires mensongères, et les bâtons dans le Winterfell de neige ne l'ont pas empêché d'être détruit. D'autre part, si son blason personnel est un oiseau moqueur, celui de sa famille représente le Colosse de Braavos, une statue géante qui sert de porte au port de Braavos, mais aussi de vigie et de défense. Une légende rapportée par Arya raconte qu'il est un géant friand de petites filles, et à la vue du colosse, voici la réflexion qu'elle se fait :
C'est qu'il te franchirait d'une enjambée les murailles de Winterfell... !
(Arya I, tome 4 A Feast for Crows)
Exactement le geste de Littlefinger entrant dans le Winterfell de neige. Avec le soin qu'il prend à faire passer Sansa pour sa fille Alayne, Littlefinger devrait se méfier davantage des pions qu'il manipule ou croit manipuler.
En tous les cas, à présent que notre Blanche-Neige est morte et enterrée dans son château de neige et qu'un prétendant est venue l'en tirer à la manière forte, le face à face avec la méchante reine et la danse finale du conte de Grimm peuvent avoir lieu : c'est cette confrontation que nous verrons dans la troisième partie de cette analyse.
Retour à la présentation générale du chapitre
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 34 autres membres