- Un château !"
Le timbre était criard, strident, puéril. Lord Baelish se détourna d'elle [Sansa]. "Lord Robert". Il esquissa une révérence. "Devriez-vous être dehors, dans la neige, sans gants ?
- C'est vous qui avez fait le château de neige, Lord Littlefinger ?
- Alayne, pour l'essentiel, messire.
- Il est censé figurer Winterfell, dit Sansa.
- Winterfell ?" Petit pour ses huit ans, Robert était un bout de mioche à peau tavelée, l'oeil constamment chassieux. Coincée sous son bras pendouillait la poupée de tissu râpée jusqu'à la corde qui ne le quittait nulle part.
"Winterfell est le siège de la maison Stark, expliqua-t-elle à son futur époux. Le grand château du Nord.
Voici donc le sauveur de Sansa, celui qui interrompt les avances pressantes de Littlefinger, le jeune lord Robert Arryn, fils de Lysa et de son défunt mari, le vieux Jon Arryn. Avant de regarder sa partition, on va s'intéresser au costume et au maquillage, autrement dit à ce que sa brève "description" révèle sur son rôle par rapport à notre Blanche-Neige et son sauveur auto-proclamé.
"La peau tavelée" retranscrit "splotchy skin" et signifie simplement "peau tachée". Si le terme "tavelée" peut renvoyer aux taches de vieillesse - ce qui permettrait d'interpréter Robinet comme un personnage jouant sur le type littéraire de l'enfant-vieillard plein de savoir et de sagesse (en en prenant complètement le contrepied) - je pense que les taches ici sont plutôt des taches de rousseur et que dans les canons de beauté de Westeros, les taches de rousseur sont un trait de laideur (la fille du capitaine que séduit Theon quand il retourne aux îles de Fer a la peau "splotchy", et ce n'est pas du goût du jeune homme). Il est d'autant moins étonnant que ce détail soit relevé sous le regard de Sansa, que cette dernière accorde une attention très soutenue aux apparences et que Robinet est censé l'épouser plus tard. Or, Sansa voit son cousin comme l'anti-prince charmant absolu, au point que plus tard dans le chapitre, elle pensera qu'elle préfère encore épouser une seconde fois Tyrion. Robinet époux de Sansa, c'est un peu comme si Blanche-Neige allait épouser Simplet, Atchoum ou Grincheux de chez Disney : les nains sont sympas et rigolos, mais ce ne sont ni des lumières, ni des canons. Robinet, lui, n'est même pas sympa ni rigolo.
Ensuite, comme Littlefinger plus tôt, son entrée en scène se fait par la voix, avant que nous n'ayons l'image. Cependant, il ne vient pas à l'idée de Sansa qu'il soit resté à observer avant d'intervenir, et le fait qu'il n'ait pas de gants et le cri qu'il pousse plaident pour la précipitation de l'enfant qui vient de repérer une nouvelle attraction et veut absolument jouer avec tout de suite. Si Robinet-chéri n'est pas un voyeur en soi, sa mère observait bien la scène depuis sa fenêtre : Sansa ne l'a vue qu'un instant mais on apprendra plus tard dans le chapitre qu'elle a vu le baiser de Littlefinger. Il n'est pas impossible qu'elle ait sciemment laissé échapper son précieux fils pour qu'il aille interrompre les avances de son nouveau mari à une autre. En dehors de cette hypothèse, Robinet chéri partage bien des caractéristiques avec "l'oiseau" et "l'arbre", en d'autres termes, le vervoyant. Or, nous connaissons un futur vervoyant dans le personnage de Bran Stark. Lorsqu'elle compare son jeune neveu Robert à Bran (un an seulement les sépare), Catelyn Stark voit l'énorme différence de maturité physique et psychologique entre les deux garçons ; le lecteur, lui, est invité en douce à remarquer les points communs entre eux et s'interroger sur leur sens :
- Bran et Robert sont deux jeunes garçons qui rêvent de chevalerie mais dont la condition physique leur interdit un avenir guerrier. Pour combler ce manque, Bran succombe à la tentation de posséder le géant Hodor et de le manipuler comme un pantin. Robert, lui, a sa poupée de chiffon, son "géant" (j'en reparlerai plus loin).
- Ensuite, il y a son obsession pour le vol, qu'on constate la première fois qu'on le voit, dans le tome 1 A Game of Thrones, lorsque Catelyn amène Tyrion prisonnier dans le Val, que Lysa organise son procès et que son rejeton veut "voir voler le petit homme". Il y a d'ailleurs une subtile et cruelle ironie dans la demande du petit Robert, après l'ordalie dont Tyrion sort vainqueur :
"Can I make the little man fly now?"
Across the garden, Tyrion Lannister got to his feet. "Not this little man," he said. "This little man is going down in the turnip hoist, thank you very much."
(Catelyn VII, tome 1 A Game of Thrones)
Tyrion ne conteste pas le désir de Robert de voir voler "le petit homme", il conteste seulement le fait d'être le "petit homme" en question. Or Littlefinger est également un petit homme, et si en anglais il est qualifié de "small", il porte "little" directement dans son surnom. Et bien sûr, Robert est lui aussi particulièrement petit. Une théorie assez en vogue prétend que Robert est le fils de Petyr Baelish plutôt que celui de Jon Arryn; si je ne pense pas que ce soit le cas biologiquement, cette hypothèse permet de mettre en avant une filiation sur le plan symbolique, où la descendance de la princesse morte aurait hérité de la faiblesse physique du geôlier, qui devrait être compensée par une "force de remplacement", en l'occurrence la poupée de chiffon que se trimbale partout le garçonnet. D'autre part, demeure sous-jacente la menace de chute, conjointement au désir de voler (ou "voir voler").
- "bout de mioche" traduit en fait l'expression "stick of a boy" qui pourrait avoir un sens bien différent dans le contexte de la saga : on l'a vu auparavant, "stick" c'est le bâton, c'est ce dont Littlefinger et Sansa se sont servi pour "renforcer" Winterfell; et c'est aussi l'aspect de Bran lorsqu'il est dans le coma, à la fois petit oiseau et brindille :
Sa mère lui tenait une main. Une serre, eût-on dit. Le Bran de naguère était devenu méconnaissable. La chair l'avait déserté. Sous la peau saillaient des os noueux comme des bâtons.(...) Plus ténu qu'une feuille, il semblait à la merci du premier coup de vent.
(Jon II, tome 1 A Game of Thrones)
- Le cri strident que pousse Robert en arrivant sur scène traduit l'anglais "shrill", qui est peu employé dans la saga, mais du coup associé à des personnages, moments et images bien particuliers. Je ne passe pas ici en revue la vingtaine d'occurrences, je signale simplement les plus "parlants" : la première apparition du mot qualifie le cri de la Corneille à Trois Yeux lorsque pendant le rêve de Bran comateux elle lui perce le front de son bec; c'est le moment où Bran s'éveille. Plus tard dans la saga, le même Bran ne semble pas capable de prendre une voix forte et autoritaire (normal à première vue pour un enfant), au lieu de ça son cri est "perçant":
"Mikken, you be silent." Bran tried to sound stern and lordly, the way Robb did when he made a command, but his voice betrayed him and the words came out in a shrill squeak.
(Bran VI, tome 2 A Clash of Kings)
Le corbeau ("raven") de lord Mormont pousse des cris perçants lorsqu'il répète "morts, morts, morts", alors que Mormont évoque les cadavres de deux patrouilleurs qui ont attaqué les frères jurés à Châteaunoir; Jon avait lui-même poussé un tel cri juste avant de se battre avec un des cadavres. Et Lysa Arryn, lors du procès improvisé par elle en vue de condamner Tyrion pour la mort de lord Jon Arryn (époux de Lysa) et la tentative de meurtre de Bran. "Shrill" est employé très majoritairement à propos de personnages qui ont un lien réel ou métaphorique, momentané ou durable, avec corbeaux et corneilles. Il exprime une peur ou une mise en garde qui peut prendre la forme d'une injonction.
Enfin, je citerai une métaphore intéressante :
The wind cut like a knife up here, and shrilled in the night like a mother mourning her slain children.
Le vent coupait comme un rasoir, dans ces parages, et il y poussait des cris aussi perçants, la nuit, que ceux d'une mère endeuillée par l'assassinat de tous ses enfants.
(Jon VI, tome 2 A Clash of Kings)
Jon est alors dans les montagnes appelées Crocgivres, les "crocs de glace", plus précisément dans la zone du Col Museux ("museux" est transcription de "skirling", qui signifie "pousser des cris stridents"; "museux" est le même mot qu'on trouve dans "cornemuse", si on veut se faire une petite idée sonore !). Les crocs et la glace, c'est la marque de la "bête", ça rappelle "l'esprit du loup" que j'ai déjà bien longuement développé précédemment en évoquant la figure d'un bâtard, mais aussi les barrals dont les plus gros peuvent avoir la bouche grande ouverte. Les "plaintes de la mère" prennent alors gune résonance particulière, celle d'une mère appelant après son enfant dévoré par un loup géant ou un barral (=lorsqu'on devient vervoyant, on est progressivement absorbé et digéré par le barral auquel on est rattaché). Est-ce une mère-corbeau qui vient demander des comptes au loup qu'elle accuserait d'avoir dévoré ses enfants ? Lorsque dans le second tome A Clash of Kings, Vère, la fille et épouse de Craster, vient demander un matin à Jon Snow sa protection pour elle et pour son enfant à naître qui risque d'être sacrifié par Craster, elle porte le manteau noir de Samwell; quand elle s'en retourne sans avoir obtenu la protection demandée, le manteau noir se déploie derrière comme des ailes de corbeau :
Elle [Vère] s'enfuit, désespérée. Dans son dos battait, telles d'immenses ailes noires, le manteau de Sam.
(Jon III, tome 2 A Clash of Kings)
S'agit-il d'une mère-corbeau épouse d'un loup ? Dans le cas de Vère, Craster est un bélier avide, fils bâtard de corneille (=frère juré de la Garde de Nuit), mais elle est venue proposer à Jon Snow (loup bâtard "barralisé" - son loup géant a les couleurs des barrals - devenu rejeton de corneille une fois au Mur) d'être son "épouse" en échange d'une protection.
Ou encore, pourrait-ce être une mère-louve déplorant la mort de ses enfants ? Je ne trancherai pas ici (même si la mère-corbeau a pour le moment ma faveur), mais je noterai que la figure de la mère qui veut sauvegarder son fils est justement un autre des points communs entre Bran et Robinet-chéri.
- ... ce qui m'amène au prochain point, le rapport particulier avec la mère : Bran est l'enfant préféré de Catelyn, elle a prié les Sept pour qu'il n'aille pas à Port Real avec son père et ses soeurs, et Bran a fait une chute quasi mortelle ; Robert est enfant unique mais Lysa le couve au point d'avoir tué son époux pour pouvoir le garder auprès d'elle.
- En dehors de ce qui le rapproche des enfants "oiseaux", et en fait finalement un héritier du "sang de faucon" des Arryn (bon, un faucon aux apparences bien chétives), le petit Robert a un dernier trait physique qui le rattache au moins symboliquement à la légendaire et antique reine Alyssa Arryn : ses yeux pleurent en permanence. La légendaire reine Alyssa Arryn n'avait pas pleuré à la mort des siens et avait été condamnée après sa propre mort à pleurer jusqu'à ce que ses larmes atteignent la vallée et la fertilisent, sous la forme de la Cascade "les Larmes d'Alyssa", visible et audible depuis les Eyrié, et qui descend de la montagne la Lance du Géant. Le petit Robert est donc ironiquement l'héritier d'une malédiction millénaire et condamné à pleurer sans trêve.
Là encore c'est à mettre en regard d'un trait du loup Stark et de l'affirmation d'Arya, selon laquelle "les loups géants ne pleurent pas" - "direwolves don't cry". Le refus d'Arya de pleurer correspond à son désir d'être "forte" (strong) comme une vraie Stark, les pleurs étant pour elle un aveu de faiblesse. Ce n'est pourtant pas l'envie qui lui manque de pleurer, de même qu'à Bran, qui se répète plus d'une fois qu'il est presque un homme fait et puise sa force dans ces tentatives d'auto-persuasion.
On apprendra en outre à la fin de ce chapitre de Sansa que le poison qui a tué Jon Arryn - les "Larmes de Lys" - a été versé par son épouse Lysa, à l'instigation de Littlefinger. Un poison indétectable car inodore, incolore et sans saveur, et dont les effets s'apparentent à une maladie foudroyante et affaiblissante, une sorte de miroir de l'attitude du vieux Jon Arryn qui ne s'est jamais intéressé à sa jeune épouse ni à sa détresse, occupé qu'il était par sa fonction de Main du roi. C'est à ce vieux mari quasi stérile et qui a perdu les uns après les autres tous ses héritiers proches qu'on doit la phrase "la semence est forte", prononcé sur son lit de mort, sans doute à propos des bâtards du roi Robert Baratheon, et que Lysa a prise pour son fils tout chétif.
En résumé, Robinet est posé comme l'héritier sacrifié d'une triade mortifère : une femme en deuil perpétuel, un époux fantoche vidé de sa force et un époux de l'ombre qui empoisonne le couple par ses conseils et mensonges (ses murmures), où la femme est remplacée à l'infini par une plus jeune qui entre dans le cercle en épousant la descendance maudite, et en meurt à son tour.
Dans cette configuration, Sansa Stark est bien destinée à mourir aux Eyrié avec Lysa Arryn et à être ensevelie dans son Winterfell de neige, comme la louve Lady est morte au Trident et enterrée à Winterfell. Et à engendrer des fils condamnés à tirer leur force non pas d'eux-même mais de "géants" sacrifiés pour eux.
Dans la scène que nous analysons, Sansa est devenue la nouvelle reine-cadavre en son château de glace, épouse d'un mort et prisonnière d'un voleur futé. Le jeune Robert Arryn représente sa descendance, celle par qui la libération arrive... mais à quel prix ?