Sous leTrône de Fer. Petites analyses littéraires

Sous leTrône de Fer. Petites analyses littéraires

Au bord de l'abîme

 

 

 

 Mais nous n'en sommes pas encore là, et il nous reste à voir ces fichues portes, celle "de la lune" et celle "du seigneur", et ce qu'elles cachent chacune. 

On a déjà pu voir précédemment que notre Blanche-Neige parvenue au coeur glacé des Enfers y rencontrait la reine pour l'affronter et éventuellement prendre sa place. 

 Lysa Arryn, toujours dans le rôle de la méchante reine qui condamne les innocents pour des crimes commis par elle ou sa progéniture, croit donc prononcer son verdict en demandant à Sansa d'aller ouvrir la Porte de la Lune, alors que celle-ci vient d'avouer sa "faute" et de demander son congé. Cependant, dans les faits, Sansa n'est pas coupable, et Lysa a au moins un crime à se reprocher, qu'elle finit par confesser, après avoir confessé la longue suite de ses malheurs. 

 Au moment où Sansa entre dans cette grande salle des Eyrié, on peut croire que le vent qui hulule au dehors représente un loup - le "loup bâtard" retenu au royaume des morts par une "reine corbeau" - que notre Blanche-Neige est venue chercher, telle un autre Orphée cherchant son Eurydice aux Enfers. Ainsi, lorsque Sansa reconnaît enfin implicitement qu'elle est coupable envers Lysa pour avoir tenté de lui voler Petyr, Lysa n'a plus qu'à lui accorder son "châtiment" : ressortir des Eyrie comme on ressortirait des Enfers, ou encore (si on suit l'interprétation orphique) la réunir à son "Eurydice" dans un monde meilleur. Cependant, Sansa et Lysa ont chacune leur interprétation de la chose. Et puis, la mort semble avoir donné à notre "loup bâtard/Eurydice" un visage bien plus inquiétant que la neige qui dans la première partie du chapitre offrait "des baisers doux comme ceux d'un amant". Est-ce d'ailleurs bien toujours ce personnage, ou peut-on y voir un autre, par exemple un des enfants monstrueux de la méchante reine, un genre de Joffrey - premier fiancé de Sansa mort atrocement le jour de ses noces sans avoir jamais pu coucher avec celle qu'il convoitait ? 

 Examinons le texte : 

 

 La porte était maintenue solidement fermée par trois lourdes barres de bronze, mais on entendait la bise en tourmenter les bords contre le chambranle. En apercevant le croissant de lune sculpté dans le bois (de barral), Sansa freina des quatre fers. 

 

 Je ne m'étais encore jamais arrêtée sur les trois barres de bronze jusqu'à maintenant, ce que je vais réparer : outre que le chiffre trois est très présent dans la saga à propos des dragons et Daenerys en particulier ("trois têtes à le dragon", "trois trahisons", "trois feux", "trois montures", etc...), on a vu dans l'analyse qui précède que la "reine-corbeau-barral" avait trois enfants (trois fils a priori, mais cela peut être deux fils et une fille, ou trois fils et une fille, ça ne change pas fondamentalement le propos, ça permet seulement des développements un peu différents d'un même thème, une certaine souplesse dans les variations), et on sait que la Corneille a trois yeux. En bref, le chiffre trois est également lié à notre méchante reine, et donc à Blanche-Neige. 

 D'autre part, ces barres sont en bronze, et le bronze est le métal le plus anciennement connu des hommes à Westeros : il a donc une connotation ancienne, qu'on retrouve notamment dans l'antique cor déterré par Mance Rayder dans une très ancienne nécropole royale au nord du Mur, cor qu'il fait passer pour celui de Joramun, un roi légendaire d'Au-delà du Mur, et qui aurait eu le pouvoir magique de réveiller les géants de la terre et faire tomber le Mur; on retrouve également le bronze dans l'armure familiale des Royce, un bien éminemment précieux et prestigieux car unique en son genre : elle est gravée de runes censées garantir son porteur de toute atteinte (comme on sait qu'elle ne garantit pas des blessures physiques, j'ai une petite hypothèse de derrière les fagots, qui serait qu'elle garantirait des tentatives des change-peaux et vervoyants de prendre possession du corps de celui qui la revêt), et le lord Royce chef de la maison prend le titre de Bronze. Les Thenns, peuple qui vit le plus au nord de Westeros (au-delà du Mur) pour ce qu'on en sait, exploitent le bronze et fabrique ses armes et armures avec. Il est aussi un des seuls peuples à parler encore quasi uniquement la Vieille Langue, la langue des Premiers Hommes. Si je ne crois pas qu'il faille voir une magie quelconque dans les trois barres qui ferment la Porte de la Lune, le choix de ce métal me semble signifiant au moins littérairement : tout aussi ancien que le bois du barral, cette Porte de la Lune semble le lieu le plus ancien des Eyrié, comme son coeur caché. Et derrière cette porte, on trouve... l'hiver - ciel blanc, neige qui tombe et rien d'autre : 

 

 Beyond was white sky, falling snow, and nothing else. 

 

  Blanc comme le corbeau blanc que voit Kevan Lannister avant de mourir, et dont j'ai analysé la symbolique un peu plus haut dans l'article. Mais j'y reviendrai un peu plus loin.

 

˜˜

 

 

 Il y a dans la résistance de Sansa une réminiscence du chapitre de son mariage avec Tyrion : elle essaye d'abord sa nouvelle et superbe robe offerte par Cersei - sous l'oeil de celle-ci - tout en pensant à l'air qu'elle aura ainsi lorsqu'elle épousera Wyllos Tyrell, l'héritier de la maison Tyrell, jusqu'à ce que Cersei lui annonce qu'elle va épouser le jour-même Tyrion Lannister, le monstrueux nain défiguré. Sansa tente de fuir, sans succès, et Cersei demande aux gardes royaux présents d'escorter la jeune fille, au besoin de la porter; Osmund Poteaunoir dit alors à Sansa que "les loups sont braves" et qu'en tant que louve, elle devrait l'être également, ce qui la convainc de faire au moins preuve de dignité en cachant autant que possible sa peur. On retrouve les mêmes éléments dans la scène avec Lysa, même si cette fois les gardes ne viennent pas (et qu'en vrai Lysa n'a aucun intérêt à les faire venir) et que pour le courage, c'est le caractère de Catelyn qui est rappelé (et non pas la bannière de la famille) : 

 

 "- Ouvre-la, commanda Lysa. Ouvre-la ! je dis. Tu vas le faire ou j'appelle mes gardes." Elle la poussa brutalement. "Ta mère était brave, au moins. Retire les barres."

 Si je m'exécute, elle me laissera partir. Sansa saisit l'une des barres, la souleva pour la décrocher, la laissa tomber. 

 

 Le commandement de Lysa suit immédiatement le couplet de Marillion où la dame est en train de coudre et semble attendre l'arrivée du seigneur chevauchant sous la pluie. 

 En parlant de mise à mort, le texte nous parle donc en même temps de mariage, celui où la princesse est donnée en pâture à une bête furieuse, ce que le vent faisant trembler le chambranle de la porte suggère. Allant un peu plus loin, on peut interpréter cette Porte de la Lune comme un vagin et son ouverture par la jeune fille comme le viol auquel on la promet (au passage, on remarque la similitude avec le premier mariage de Daenerys, à laquelle l'énorme et glouton Illyrio offre en plus trois oeufs de bêtes à ailes ! Des oeufs dont Jorah Mormont dira plus tard qu'Illyrio les aurait couvés lui-même s'il avait su ce qu'il en sortirait).  

 Le rapprochement symbolique entre le mariage et la mise à mort est d'ailleurs explicite dans la bouche de Lysa qui tente d'expliquer à Littlefinger ce qu'elle fait : 

 

 - C'est une enfant, Lysa... La fille de Cat. Que ruminais-tu de faire, encore ? 

 - De lui donner Robert ! Mais c'est une ingrate fieffée. Une... une impudique. Tu n'es pas à elle pour qu'elle se permette de t'embrasser. Pas à elle ! Je lui donnais une leçon, c'est tout. 

 

  La leçon serait donc le choix que Sansa doit faire entre Robinetchou ou quelque chose de pire, à savoir la chute et la mort. 

 

 Elle essaya de se reculer, mais sa tante se tenait derrière, qui lui rattrapa le poignet puis, tout en lui plaquant son autre main entre les omoplates, la propulsa de toutes ses forces vers la porte béante.

Au-delà, du ciel blanc, la neige qui tombait, rien d'autre.

 "Regarde en bas," dit Lysa. "Regarde en bas." 

 (Beyond was white sky, falling snow, and nothing else.

"Look down," said Lady Lysa. "Look down.")

 

 J'ai suffisamment glosé dans la première partie de cette longue analyse sur le fait que la neige dans ce chapitre symbolisait un bâtard; l'image me paraît encore plus précise ici, puisque Lysa demande littéralement à Sansa de regarder en bas, un "bâtard tombant" ("falling snow") sur un fond blanc. Outre le blanc des corbeaux dont j'ai parlé plus haut, le fond blanc rappelle celui de la bannière Stark et le minuscule fortin qu'elle aperçoit six cent pieds plus bas pourrait représenter le minuscule Winterfell, comme celui qu'aperçoit Bran prenant son envol, après que la Corneille lui a ordonné de regarder vers le bas, lors du coma consécutif à sa chute depuis une des fenêtres du plus ancien donjon de Winterfell (chute provoquée par un Jaime aux allures de géant qui semble alors obéir à la suggestion d'une reine). Winterfell (représenté ici par le fortin "Ciel") est-il le "bâtard tombé" - "Hiver tombé" ? 

 Arrêtons-nous un petit instant sur "Ciel" et examinons jusqu'où la comparaison est pertinente. Nous avons dans la saga deux descriptions précises de Ciel, l'une par Catelyn et l'autre par Sansa/Alayne, qui reprennent exactement les mêmes termes, mais avec un contexte différent. La première est en train de monter aux Eyrie et la seconde en redescend (je souligne les expressions communes aux deux descriptions). 

 

 Sky was no more than a crescent-shaped wall of old unmortared stone, enclosing a stony ledge and the yawning mouth of a cavern. Inside were storehouses and stables, a long natural hall, and the chiseled handholds that led up to the Eyrie. Outside, the ground was strewn by broken stones and boulders. Earthen ramps gave access to the wall. Six hundred feet above, the Eyrie was so small she could hide it with her hand, but far below the Vale stretched green and golden.

 (Alayne II, tome 4 A Feast for Crows) 

 

 The waycastle called Sky was no more than a high, crescent-shaped wall of unmortared stone raised against the side of the mountain, but even the topless towers of Valyria could not have looked more beautiful to Catelyn Stark. Here at last the snow crown began; Sky's weathered stones were rimed with frost, and long spears of ice hung from the slopes above.

Dawn was breaking in the east as Mya Stone hallooed for the guards, and the gates opened before them. Inside the walls there was only a series of ramps and a great tumble of boulders and stones of all sizes. No doubt it would be the easiest thing in the world to begin an avalanche from here. A mouth yawned in the rock face in front of them. "The stables and barracks are in there," Mya said. "The last part is inside the mountain. It can be a little dark, but at least you're out of the wind.

 (Catelyn VI, tome 1 A Game of Thrones)

 

"Ciel" est donc un mur en forme de croissant qui cache l'entrée d'une sombre caverne creusée dans la roche, "une bouche/gueule grande ouverte" qu'il faut franchir pour emprunter la voie menant aux Eyrié. 
 Le croissant renvoie à la lune des Arryn qui n'est pas une lune ronde, mais également aux armes recourbées en forme de croissant de lune, comme par exemple la faucille avec laquelle la "femme aux cheveux blancs" de la dernière vision de Bran (à travers le barral de Winterfell) tranche la gorge d'un homme. Dans ce chapitre de Bran, d'ailleurs, le croissant de lune est explicitement comparé à une lame tranchante, une phrase qui revient comme une litanie et marque (entre autres) le temps qui passe à l'extérieur de la caverne des vervoyants (la forme en croissant alterne avec la pleine lune et la nouvelle lune), et à mon sens trouve sa matérialisation "terrestre" dans la faucille (en bronze) de la "femme aux cheveux blancs" dont le geste conclut le chapitre : 

 

 The moon was a crescent, thin and sharp as the blade of a knife.

La lune formait un croissant, fin et tranchant comme une lame de couteau.   

(Bran III, tome 5 A Dance with Dragons) 

 

 La bouche grande ouverte renvoie quant à elle aux gueules animales et à la grande bouche du barral de l'Arbre blanc, celle qui contient des ossements humains, dans le tome 2 A Clash of Kings. Lors de sa montée vers les Eyrié, Catelyn Stark passe le long de plusieurs gouffres sombres qui "baillent" ("yawn") et semblent attendre leur proie. Si à ce moment du récit Catelyn amène avec elle un Tyrion prisonnier (dont Brynden Tully fait remarquer qu'il n'a pas du tout l'air d'un prisonnier), c'est sur elle que le texte fait peser la menace symbolique de cette bouche sombre et dévorante, qu'elle finit par franchir : "the last part is inside the mountain" explique Mya Stone, "la dernière partie (du chemin) est à l'intérieur de la montagne"; c'est à dire qu'on entre par la bouche/gueule pour finir dans le ventre de bête que sont les Eyrie. Eyrie dont on sort par la Porte de la Lune (ou les cellules célestes). Peu importe que géographiquement ce corps soit à l'envers avec le cul au-dessus de la tête, il est comme suspendu la tête en bas à la Montagne. Au passage, c'est de "Ciel" que Catelyn remarque que les avalanches peuvent partir, en d'autres termes, cette bouche vomit la neige et la mort. 

 Les images font de Ciel le domaine de la reine-barral-corbeau dont la faim et la soif semblent inextinguibles. Cependant, c'est aussi à "Ciel" que commence la "couronne de neige", c'est-à-dire le royaume d'un loup bâtard. Si Mya Stone précise bien à Catelyn qu'à l'intérieur de la montagne elle sera au moins "à l'abri du vent" ("you're out of the wind"), donc des atteintes de cette autre bête qu'est le loup hurlant, l'ambiguïté reste de mise et en vérité loup et corbeau semblent se partager (et se disputer) la primauté sur les lieux. Un homme à tête de loup portant couronne, c'est d'ailleurs une vision qu'a Daenerys dans l'Hôtel des Nonmourants : une vision inquiétante puisque ce monstre préside un festin dont les convives semblent avoir été massacrés et dévorés. Quant à Jojen Reed, il identifie en Bran Stark le loup ailé et enchaîné de ses rêves verts (=à portée prophétique). 

 

 Une fois à Ciel, lors de sa redescente dans le Val, le point de vue de Sansa (ou plus justement d'Alayne) est différent de celui de Catelyn, bien qu'objectivement le paysage soit exactement le même : la perspective est en quelque sorte inversée, car les Eyrie lui apparaissent aussi lointains que l'était Winterfell pour Bran dans sa vision comateuse du premier tome A Game of Thrones, et le Val a l'aspect d'un paradis terrestre avec ses verts et ors, là où Catelyn voyait toute la beauté et la splendeur dans les Eyrié. La sortie des Enfers pour Alayne se fait dans le sens de la descente, de la même manière qu'elle avait échappé au Donjon Rouge en descendant une longue falaise. 

 

 Mais pour l'heure, aux Eyrie et au bord de l'abîme, Sansa Stark ne voit dans Ciel que le fortin en forme de croissant de lune, c'est-à-dire l'endroit où elle a toutes les chances de s'écraser et de mourir : si elle tombe, ce "Ciel" viendra à sa rencontre pour la frapper, comme le sol de Winterfell l'a fait pour Bran. Comme la faucille de la femme aux cheveux blancs est venue trancher la gorge de l'homme au pied du barral de Winterfell. À cet endroit, il ne subsiste plus qu'un étang à l'eau noire et froide, et dont Jon rêve une nuit comme d'un bain bouillonnant dans lequel se dissout Ygrid, dévorée jusqu'aux os. 



05/04/2017
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