Tout vol commence par une chute, et conclusion
La grande salle des Eyrié possède cependant une troisième porte, en plus de celle d'entrée et celle de sortie (officielles) : la porte du seigneur, cachée dans l'arrière-plan. Aussi mortelle que la Porte de la Lune.
Elles vacillèrent sur le bord. De très très loin lui parvint le martèlement des piques contre la porte et les appels des gardes sommant qu’on les laisse entrer. Marillion cessa brusquement de chanter.
"Lysa ! Que signifie ceci ?" Le cri fusa comme une lame au travers des hoquets ("cut through the sobs"), des halètements. La grande salle répercuta l’écho de pas précipités. "En arrière ! Lysa ! Que faites-vous-là ?" Les gardes n’arrêtaient pas de battre la porte. Littlefinger était arrivé par l’arrière, empruntant l’entrée du seigneur, derrière l’estrade.
Littlefinger est intervenu presque de la même manière qu'il est entré dans le Winterfell de neige : en maître et sans permission. Mais cette fois-ci, en tant qu'époux de Lysa Arryn, il a toute légitimité à le faire et c'est là qu'est la différence : son rôle est alors en miroir de celui occupé dans la première partie du chapitre par le petit lord Robert Arryn et son entrée celle du seigneur armé de sa parole tranchante, comme une épée de justice, de même que Robert arrivait avec sa poupée de chiffon et frappait le château de neige de sa "masse de justice" (un antique roi du Conflans porte d'ailleurs le surnom de "masse de justice", et Lysa est fille du suzerain du Conflans). On peut également prolonger le parallèle jusqu'à Eddard Stark, le père de Sansa, qui rendait la justice avec son épée tranchante, Glace. Ici, Petyr "coupe" (le texte en anglais utilise le terme "cut" pour décrire son premier éclat de voix) littéralement la lutte en coupant le sifflet de Marillion. Suite logique si la musique cesse : Lysa doit cesser et rendre au seigneur l'exercice légitime de la justice.
Lorsque Sansa édifiait son château de neige, l'intervention de Littlefinger avait permis l'achèvement du château/tombeau protecteur. Il arrive donc là encore à son secours, mais cette fois en prenant la place du troisième personnage venant interrompre le corps à corps périlleux du duo initial, ce qui ne fait qu'appuyer l'ambiguïté malsaine du personnage.
S'il se prétend père d'Alayne Stone (et semble en jouer le rôle dans cette scène alors qu'il appelle Sansa Alayne), le parallèle avec le petit Robert Arryn le définit comme un enfant de la méchante reine et un prétendant de notre Blanche-Neige ; le fait qu'il emprunte la "porte du seigneur" suppose qu'il vient des appartements privés partagés avec Lysa : autrement dit, il est un des oiseaux que lâche cette reine-barral sur le monde, une "corneille rebelle" plutôt qu'un des corbeaux obéissants (ce qui ne l'empêche pas d'être en même temps l'époux de la reine : ses deux rôles de fils symbolique et de partenaire réel sont conjoints). Le rapprochement avec les Stark peut là encore se faire si on se souvient de cette question de Jaime Lannister à Catelyn Stark, dans la prison de Vivesaigues, alors que Jaime ne peut s'empêcher de provoquer son interlocutrice et mère de son geôlier :
"Did the old Kings of Winter hide behind their mothers' skirts as well?"
(Catelyn VII, tome 2 A Clash of Kings)
"Les vieux Rois de l'Hiver se cachaient-ils eux aussi derrière les jupes de leur mère ?" Jaime touche possiblement une vérité insoupçonnée et oubliée, où les Stark de Winterfell devraient leur couronne à leur mère, épouse de roi, comme Joffrey et Tommen doivent la leur à Cersei Lannister (je veux dire par là qu'ils seraient reconnus enfants du roi, mais ne le seraient pas dans les faits).
Ce n'est donc pas pour rien que Lysa rappelle tout ce qu'elle a donné à son Petyr, tous les sacrifices consentis ou forcés - comme l'avortement manigancé par son père : elle se place ici en bienfaitrice de son partenaire, en mère qui aurait activement participé à la promotion de son enfant et en attendrait un retour. En somme, elle abreuve Petyr de larmes comme elle abreuve son petit Robert de lait maternel bien au-delà de l'âge du sevrage :
Des larmes roulaient sur sa figure rouge et bouffie.
La "face" de Lysa est rouge et implicitement humide (à cause des larmes) comme l'est le téton qu'elle donne à Robinet devant Catelyn, dans le tome 1 A Game of Thrones. Le flot de larmes impossible à arrêter est mis en miroir de l'odeur persistante de lait suri qui l'accompagne (Catelyn dans le tome 1 A Game of Thrones, et Sansa près de deux ans plus tard, dans le tome 3 A Storm of Swords la perçoivent) et il fait de Lysa une nouvelle reine Alyssa, dont la légende dit qu'elle n'a pas pleuré à la mort de ses fils et de son mari et que pour cette raison, les dieux l'ont condamnée à pleurer pour l'éternité, ou du moins jusqu'à ce que ses larmes "touchent" la terre. Son fils mort, le voici :
"Je t’ai donné mon étrenne de vierge. Je t’aurais aussi donné un fils, mais ils me l’ont assassiné avec du thé de lune composé de chanvrine et de menthe et d'armoise, d'une cuillérée de miel et d'une goutte de régalsou. Ce n'est pas ma faute, moi, je n'en savais rien, je n'ai fait que boire la potion que Père me donnait...
Petit aparté : ce que la traduction appelle "régalsou" est l'anglais "pennyroyal", la menthe pouliot, très parfumée et utilisée de l'antiquité à la Renaissance pour un tas de vertus qu'on lui prêtait, notamment abortives (elle n'est pas abortive en réalité, mais très toxique pour le foie, jusqu'à provoquer des hémorragies internes et la mort). Elle était aussi censée calmer toutes sortes de douleurs aussi bien externes qu'internes, mais je soupçonne GRRMartin de s'être amusé à choisir la plante "pennyroyal" pour son nom, qui rappelle le "liard du nain" - "dwarf's penny" - une taxe d'un penny instaurée par Tyrion à Port Real sur chaque passe avec des prostituées. L'armoise, quant à elle, se dit en anglais "wormwood", dans lequel on retrouve "worm" (le ver) et "wood" (le bois), ce qui à mon sens est une manière discrète de renvoyer aux barrals - "weirwood" - dont les racines sont comparées par Bran à de gros vers de tombes, et par conséquent à la mort.
En d'autres termes, ce qu'est en train d'expliquer symboliquement Lysa en détaillant la recette du thé de lune qu'elle a dû prendre, c'est que son père la voyait comme une prostituée et l'a condamnée par cet avortement et le mariage qui s'est ensuivi à se dessécher comme un barral mourant, à devenir infertile et à n'accorder que de faux plaisirs, de fausses joies et de fausses vies. Et de fait, la vie qu'elle offre à son fils Robert tient davantage de l'étouffement par noyade progressive dans le lait que de la protection due à un enfant; sa revendication particulièrement insistante de Petyr comme sien va dans le même sens, d'autant qu'elle est accompagnée d'un flot de larmes incessant :
"Tu n'as aucune raison de verser toutes ces larmes.
- Larmes, larmes, larmes ! sanglota-t-elle hystériquement. Pas besoin de larmes..., mais ce n'est pas ce que tu disais, à Port-Réal. Tu me disais de mettre des larmes dans le vin de Jon (Arryn), et je l'ai fait. Pour Robert et pour nous ! Et j'ai écrit à Catelyn pour accuser les Lannister d'avoir assassiné mon seigneur époux, exactement comme tu disais.
Des larmes sont présentes également en Essos, dans l'arc narratif de Tyrion et dans celui de Daenerys. Celui de Tyrion reprend le thème des prostituées, puisqu'il s'agit des esclaves prostituées de Volantis qui portent comme tatouage d'identité une larme sur la joue. Le nain rencontre en particulier la Veuve du Front-de-mer, prostituée affranchie et veuve d'un noble de Volantis, auprès de laquelle lui et Jorah Mormont cherchent un passage par bateau pour Meereen. Au-delà de la symbolique du passage vers un royaume des Enfers (en bateau !) pour rejoindre une "reine d'argent" légendaire (Daenerys), la Veuve a les cheveux blancs et sa vue évoque pour Tyrion le renard (on a vu dans les précédents articles comment tant Tywin Lannister que Lysa Arryn, par ses vêtements et la couleur de ses cheveux, étaient symboliquement liés au renard); les cadeaux qu'elle a reçus de quémandeurs sont devant elle, un gobelet d'argent et une dague ancienne en bronze gravée de runes, tandis que Jorah Mormont lui apporte des gants :
- dans le gobelet en argent, nous retrouvons la couleur de la lune, associée comme nous l'avons déjà vu à une figure féminine. L'argent est également la matière qui, dans les chaînes des mestres, symbolise la maîtrise du savoir médical, à la fois pour donner la vie mais aussi la mort.
All the world knew that a maester forged his silver link when he learned the art of healing—but the world preferred to forget that men who knew how to heal also knew how to kill.
(Prologue, tome 2 A Clash of Kings)
Et de fait, dans A Song of Ice and Fire, les poisons se boivent tous (sauf à Dorne où ils sont issus de la piqûre/morsure de serpents et/ou de scorpions), et l'on dit que c'est une arme de femme ou d'eunuque.
- Dans la dague en bronze, on retrouve ce dont j'ai déjà parlé plus haut à propos du bronze et des runes, mais on peut ajouter que Mirri Maz Duur a utilisé semblable arme pour son rituel de "résurrection" de khal Drogo, rituel qui s'est soldé par la mort du bébé de Daenerys :
Mirri Maz Duur chanted words in a tongue that Dany did not know, and a knife appeared in her hand. Dany never saw where it came from. It looked old; hammered red bronze, leaf-shaped, its blade covered with ancient glyphs.
(Daenerys VIII, tome 1 A Game of Thrones)
Le poignard, la dague, le couteau ou la petite épée (comme Aiguille la bien-nommée) restent dans l'imaginaire de la société féodale des Sept Couronnes des armes estampillées "femme" ou "eunuque", au même titre que le poison, et GRRMartin utilise ce cliché dans la symbolique de la saga tout en profitant de chaque occasion pour lui offrir un démenti dans les faits (Daenerys tue avec son dragon, Brienne a une épée "magique", Osha arrache la lance des mains d'un guerrier fer-né pour la faire sienne, Varys tue avec une arbalète, Roose Bolton utilise un poignard pour achever Robb Stark déjà percé de carreaux d'arbalète Frey, etc...). D'autre part, c'est un petit détail mais qui a son importance pour notre propos, dans le dessin animé de Disney Blanche-Neige, le fermoir du coffret censé contenir le coeur de la princesse est en forme de coeur percé par un poignard (ou une épée, selon ce qu'on préfère !).
- Quant aux gants, ils servent à couvrir les mains, des mains meurtrières ? Les barrals ont des feuilles rouges comme des mains sanglantes et lorsque Littlefinger partage des fruits (dont la grenade dont j'ai déjà évoqué la symbolique) avec Sansa le lendemain de son mariage avec Lysa, il lui explique :
"J’adore le jus, mais je déteste les doigts poisseux, gémit-il en s’essuyant les mains. Mains nettes, Sansa. Quoi que vous fassiez, arrangez-vous pour avoir toujours les mains nettes."
(Sansa VI, tome 3 A Storm of Swords)
Notons que c'est Littlefinger qui suggère à Lysa d'utiliser le poison "les larmes de Lys" pour tuer son vieux mari Jon Arryn, et c'est son poignard en acier valyrien qui a servi pour la seconde tentative de meurtre de Bran, dans le tome 1 A Game of Thrones. Le même poignard qui lui servira à impliquer Tyrion dans cette tentative d'assassinat et renforcer la culpabilité des Lannister aux yeux des Stark (il faut toutefois préciser qu'au moment de la seconde tentative contre Bran, le poignard appartenait au roi Robert Baratheon, le guerrier brutal par excellence, qui l'avait gagné dans un pari avec Littlefinger).
Pour finir, cette Veuve du Front-de-mer est aussi connue pour ses "fils", ses gardes particuliers que Tyrion voit surgir de derrière un rideau de feuilles, et si elle n'est pas admise dans la ville noble réservée à l'élite qui peut se targuer de porter le "sang de Valyria", elle est tout de même une sorte de reine à l'influence réelle en jouant le rôle de la Marraine pour les activités portuaires.
On retrouve donc avec la Veuve une nouvelle variation de notre reine-sorcière, bien que celle-ci semble davantage attendre une délivrance de la part de la reine-dragon, la princesse promise qu'est Daenerys, plutôt que de la considérer en rivale à abattre.
Daenerys, justement, croise elle-même un personnage larmoyant, l'immensément riche Xaro Xoan Daxos de Qarth, homme mince et sec, à la peau pâle et au profil d'oiseau. J'ai déjà analysé ces traits physiques et ce qu'ils peuvent signifier dans la saga, dans le premier article consacré à la visite de Daenerys chez les Nonmourants. Pour décrire la taille énorme du palais qu'il possède, Daenerys dit qu'elle est capable d'avaler ("to swallow") tout son khalasar, ce qui le rapproche de l'ogre, ou de l'ogresse, autre image liée aux barrals et subtilement à Lysa ou Cersei.
Pour finir sur les larmes, tout au nord des Sept Couronnes, à Westeros, on trouve un certain Mur qui pleure, au centre duquel un vieux barral fait réciter leur serment aux corneilles de la Garde Nuit et dont la bouche est également une porte.
˜˜
Alors que Littlefinger insiste pour qu'elle lâche Sansa et se taise, il est trop tard et Lysa semble ne plus écouter : en réalité, deux éléments me paraissent jouer. D'abord, la résistance discrète de Sansa, ses petites bottes en retour des mots assénés violemment, son art de l'esquive en avouant une faute imaginaire, tout cela n'a fait que décupler la fureur de sa tante qui veut à toute force asséner le coup de grâce. Ainsi, lorsque Littlefinger arrive et interrompt la joute que Lysa allait remporter, Lysa joue son va-tout, ce qui prouve à mon sens, que loin d'être la folle que d'aucuns prétendent elle se révèle à nouveau calculatrice et manipulatrice, car sous le flot de mots et de larmes, il y a bien l'idée d'impliquer ouvertement Petyr dans ses crimes, de révéler qu'il en est à l'origine et ainsi "dans les ténèbres de lier". Bref, elle a parfaitement compris que son Petyr lui échappait, comme le prouve le reproche qu'elle formule à trois reprises d'avoir embrassé Sansa, et elle cherche un moyen de se l'attacher définitivement en même temps que de rendre nécessaire la mort de Sansa : en effet, si Sansa est au courant de l'implication de Littlefinger dans la chute des Stark, non seulement l'union de Littlefinger avec la jeune fille devient impossible, mais en plus se débarrasser d'elle est indispensable. Et avec Marillion pour témoin, la menace qui pèse sur Petyr Baelish n'est pas une vue de l'esprit, il suffirait d'une petite chanson drolatique qui pour une fois enchanterait tous les seigneurs du Val pour faire tomber l'oiseau moqueur définitivement :
"Laisse-la se relever, maintenant. Laisse-la s'éloigner de la porte.
- NON !" Elle administra une nouvelle saccade aux cheveux de Sansa. Les rafales de neige qui tourbillonnaient autour d'elles faisaient sèchement claquer leurs jupes. "Tu ne peux pas avoir envie d’elle. Tu ne peux pas. Ce n’est qu’une petite fille idiote et sans cervelle. Elle ne t’aime pas comme je t’ai aimé. Je t’aime depuis toujours, moi. Je te l’ai prouvé, non ?" Des larmes roulaient sur sa figure rouge et bouffie. "Je t’ai donné mon étrenne de vierge. Je t’aurais aussi donné un fils, mais ils me l’ont assassiné (...). Cat ne t’a jamais rien donné."
(...)
Littlefinger se rapprocha. "Tu as encore touché au vin ? Tu ne devrais pas te montrer si bavarde. Nous ne tenons pas à ce qu'Alayne en sache plus qu'elle ne devrait, n'est-ce pas ? Ou Marillion ?
On a vu avec le couplet sur les larmes que Lysa ne tenait justement aucun compte de l'avertissement de Littlefinger. Lysa ignore cependant que Littlefinger convoite Sansa depuis qu'il l'a vue au tournoi de la Main, dans le tome 1 A Game of Thrones, et qu'il s'est proposé dès après la chute d'Eddard Stark et sa mort pour épouser la fillette, bien avant qu'il n'ait le projet d'épouser Lysa.
Littlefinger tente d'arrêter la dame des lieux, d'abord par les mots seuls, en rappelant notamment le lien de parenté - "la fille de Cat" - puis comme cela échoue, il ajoute les gestes en tendant la main. La main n'étant pas saisie et Lysa continuant de tout déballer, Littlefinger lui propose un baiser.
- Maintenant, lâche la petite, et viens me donner un baiser." Elle se jeta dans les bras de Littlefinger, plus sanglotante que jamais.
Pendant que tous deux s’étreignaient, Sansa s’écarta à quatre pattes de la porte de la Lune et enlaça de ses bras le premier pilier venu. Les battements de son coeur l’étouffaient. Elle avait les cheveux pleins de neige, et il lui manquait sa chaussure droite. Elle a dû tomber... Traversée d’un frisson, elle enserra le pilier encore plus étroitement. Littlefinger laissa Lysa hoqueter contre sa poitrine un petit moment, puis il lui prit les bras et l’embrassa du bout des lèvres.
"Ma bécasse de jalouse femme chérie, dit-il avec un gloussement. Je n’ai jamais aimé qu’une femme au monde, tu as ma parole."
Lysa Baelish tremblota un sourire. "Qu’une au monde ? Oh, Petyr, tu le jures ? Qu’une au monde ?
- Cat."
Et il la repoussa d’une vigoureuse saccade. Elle trébucha à reculons, ses pieds glissèrent sur le marbre humide, et voilà qu’elle n’était plus là. Sans même avoir eu le temps de pousser un cri. Une éternité s’écoula sans qu’on entendît autre chose que le bruit du vent.
Le baiser libère Sansa de Lysa, mais à l'étreinte de Littlefinger et de la reine-corbeau répond l'étreinte de Sansa et du pilier de marbre. Ses cheveux pleins de neige et la perte de la chaussure attestent que l'union définitive avec le monstre derrière la Porte de la Lune a presque eu lieu - comme avait presque eu lieu celle avec Joffrey - mais si on souvient de l'article précédent, j'y ai interprété les piliers de la grande salle comme la garde personnelle de la reine barral : finalement, Sansa/Alayne aura trouvé protection auprès d'un des gardes, comme par hasard un Garde Blanc.
Les sanglots de Lysa ne cessent pas et le baiser de Littlefinger - bien plus léger que celui qu'il a donné à Sansa le matin - scelle la condamnation de la reine au lieu de lui offrir la vie attendue et promise. C'est un véritable baiser de Judas.
Maggy la Grenouille avait prophétisé à Cersei qu'après s'être noyée dans ses propres larmes les mains du "valonqar" se refermeraient sur sa gorge, "valonqar" signifiant petit frère ou petite soeur. Cersei imagine que ce valonqar est le frère qu'elle hait, Tyrion, mais il se pourrait que ce soit au contraire celui qui lui est le plus cher et le seul homme qu'elle ait jamais aimé, Jaime. Ainsi meurt également Lysa, de la main d'un "valonqar" - frère adoptif si on se souvient que Petyr a été élevé avec les enfants Tully, et symbolique dans une fratrie composée de Marillion, Robert et Littlefinger. Son frère-enfant-partenaire préféré l'aura envoyée rejoindre le "loup bâtard" défunt qui attend sa princesse promise.
Et l'oiseau moqueur peut reprendre la main sur ladite princesse, ou du moins ce qu'il en reste, et réécrire l'histoire aux dépends des autres membres de sa fratrie. Régicide et parricide.
A la porte, les gardes gueulaient, martelant le bois avec la hampe de leurs grosses piques. Lord Petyr releva Sansa. "Vous n’êtes pas blessée ?" La voyant secouer la tête, il reprit : "Alors, courez ouvrir à mes gardes. Vite, il n’y a pas de temps à perdre. Ce baladin vient d’assassiner dame mon épouse."
- CONCLUSION -
- PLUS DURE SERA LA CHUTE -
Le conte de Blanche-Neige s'achève sur la mort de la méchante reine, invitée au mariage de la princesse avec un roi, et contrainte de danser dans des brodequins chauffés à blanc jusqu'à ce que mort s'ensuive. Walt Disney n'a pas repris cette fin horrifique et cruelle dans son dessin animé : la méchante reine, toujours sous son apparence de vieille sorcière ressemblant à un vieux corbeau, glisse d'une falaise battue par la tempête alors qu'elle cherchait à faire rouler un énorme rocher sur les sept nains qui la poursuivaient : c'est la foudre qui brise la roche sous ses pieds et elle tombe dans le gouffre, se dissolvant dans les ténèbres, pour un envol définitif. GRRMartin reprend cette fin, puisque le corps de Lysa semble se dissoudre dans l'air, une fois happé : le silence la remplace.
Elle trébucha à reculons, ses pieds glissèrent sur le marbre humide, et voilà qu’elle n’était plus là. Sans même avoir eu le temps de pousser un cri. Une éternité s’écoula sans qu’on entendît autre chose que le bruit du vent.
Sa chute s'est révélée à l'image de la cascade les Larmes d'Alyssa : cette cascade est si haute que l'eau s'évapore avant d'avoir touché la terre.
Alyssa Arryn had seen her husband, her brothers, and all her children slain, and yet in life she had never shed a tear. So in death, the gods had decreed that she would know no rest until her weeping watered the black earth of the Vale, where the men she had loved were buried.
(Catelyn VII, tome 1 A Game of Thrones)
Alyssa condamnée à pleurer tant que ses larmes n'auraient pas touché la terre noire du Val où étaient ensevelis les hommes qu'elle avait aimés - mari, frères et enfants. Noire comme est noir le sang de bâtard.
Lysa est expulsée de la scène, ainsi que Sansa Stark qui n'a plus d'autre choix que de laisser Alayne Stone occuper le devant de la scène. Cependant, si Sansa Stark connait à présent le secret de Littlefinger, Alayne Stone est la complice et la nouvelle prima donna de celui-ci, qui conclut le chapitre en ré-écrivant l'histoire et en lui dictant son rôle. Tout semble conjuré pour faire de Sansa/Alayne la nouvelle reine, une nouvelle reine qui n'a fait que prendre la place de la précédente mais se charge de la même malédiction et des mêmes crimes.
Réalisant à la lettre la prophétie faite à Cersei que j'ai citée en ouverture de l'article, Lysa, la méchante reine du chapitre, perd son précieux Petyr au profit de Sansa, et est jetée à bas littéralement comme un retour au néant : la saga est curieusement muette sur ses funérailles. Dans ses chapitres suivants, Sansa/Alayne fera effectivement régulièrement allusion à la mort de Lysa - qui fera même l'objet d'une enquête et d'une condamnation (celle de Marillion) - mais jamais à une quelconque cérémonie en son honneur. Les vassaux du Val sont pareillement muets à ce sujet, comme si la suzeraine avait été condamnée à l'oubli, en plus d'avoir perdu la vie. Encore une fois, reines et prostituées se rejoignent dans un anonymat qui les efface de l'histoire des hommes : Lysa n'aura pas sa chanson alors que la jeune fille qu'elle était avait déjà été condamnée au silence par son père et son vieux mari, à l'instar de la proue du navire d'Euron Greyjoy Oeil-de-Choucas ("Crow-Eye") qui représente une Jouvencelle sans bouche et qui a été baptisé le Silence.
˜˜
Nous arrivons donc au terme de cette très longue analyse du dernier chapitre du tome 3 A Storm of Swords, consacré à Sansa Stark, et à travers le prisme du personnage de Blanche-Neige. Si Sansa Stark est morte et ensevelie dans son cercueil de neige et qu'Alayne Stone la remplace, il n'est pas encore possible de dire si un jour son prince viendra véritablement la ressusciter. Je pense pour ma part qu'on ne reverra jamais Sansa Stark sous ce premier nom (à moins que ce ne soit pour trouver une nouvelle fois la mort - symbolique ou non), mais que la condition pour briser les chaînes qui la tiennent en esclavage, ou les cordes au bout desquelles Littlefinger la fait danser comme un petit pantin, est la construction par elle-même de sa propre identité. C'est une problématique énoncée à mon sens très clairement par Tyrion dans ce même troisième tome, A Storm of Swords, à la fin duquel il tuera lui-même son père :
It all goes back and back, Tyrion thought, to our mothers and fathers and theirs before them. We are puppets dancing on the strings of those who came before us, and one day our own children will take up our strings and dance on in our steads.
(Tyrion X, A Storm of Swords)
J'ai tenté de montrer comment GRRMartin se servait pour cela de schémas d'histoires connues, offrant ainsi une dimension symbolique très riche à ses personnages (sans pour autant étouffer leur profondeur et leur complexité psychologique), et à ses lecteurs un petit jeu de piste pour retrouver le thème original derrière les variations : en effet, on a vu comment à l'intérieur de l'oeuvre un même schéma narratif se retrouve dans des épisodes parfois très éloignés à première vue. J'en ai tiré la conclusion qu'il existait une histoire originelle des Stark de Winterfell, une histoire à l'origine de la création des Autres, du Mur et du déséquilibre des saisons, une malédiction - un "heavy curse" - qui devait être rompue. Et dans cette histoire, Sansa prenait la partie de la princesse séparée de son prince promis, un bâtard de "roi" vaincu par la "reine", dépouillé dans la violence de ses droits à la couronne et surtout de sa force au profit de la "reine" et de sa progéniture maudite (et elle-même bâtarde, mais de la "reine" et pas du "roi", cette fois).
Si Blanche-Neige a été mon principal focus, on peut déjà s'apercevoir que le rôle de Blanche-Neige peut être encore plus aisément tenu par ce "prince bâtard" tué et enseveli par une reine et qu'une princesse va essayer de sortir de son tombeau, en passant à son tour au "royaume des morts". J'ai alors progressivement glissé vers une relecture du mythe d'Orphée et Eurydice, où le rôle d'Orphée est tenu par la princesse et celui d'Eurydice par le prince. Mais pour conclure, je ne peux échapper à une autre référence qui se dessine nettement en arrière-plan de l'affrontement entre Lysa et Sansa : le conte de la Belle et la Bête, sur lequel GRRMartin a travaillé plusieurs années. Elle est souvent citée à propos de la relation entre Sandor Clegane - le Limier - et Sansa Stark, cette dernière parvenant à toucher la bête, à l'apprivoiser dans une certaine mesure, avant qu'il ne brise les chaînes qui le lient aux Lannister. Il me semble qu'elle est encore plus présente dans la dimension symbolique de ce chapitre, où un "prince" a été transformé par une fée-sorcière en horrible et cruelle bête, retenue prisonnière dans un château et qui attend sa délivrance d'une princesse désirée. La vieille Veuve de Volantis en permettant à Tyrion et Jorah Mormont de prendre le bateau pour rejoindre Meereen et sa reine Daenerys sera indirectement à l'origine de la transformation de l'égoïste et orgueilleux Jorah en bête féroce lorsqu'il est réduit en esclavage par les Ghiscaris, là où au contraire le monstrueux Tyrion entamera sa propre délivrance progressive de ses démons. À Châteaunoir, au Mur, une certaine "vieille pomme-granate" (Bowen Marsh) poignarde un certain "bâtard" (Jon Snow) qui pourrait bien tourner bête si son esprit migrait dans son loup géant (le prochain tome nous en dira davantage à ce sujet).
Quant à La Bête enchaînée de fer dans son propre château et appelant une Belle au secours, elle nous est offerte ailleurs sur un plateau par GRRMartin :
Daenerys tomba plus loin sur un banquet de cadavres. Abominablement massacrés, les convives gisaient pêle-mêle, recroquevillés parmi des sièges renversés, des tables à tréteaux démolies, dans des marres de sang mal coagulé. Certains n'avaient plus de membres ni même de tête. Des mains tranchées tenaient toujours qui coupe sanglante, qui cuillère de bois, pilon rôti, morceau de pain. De son trône les dominait un mort à face de loup. La tête couronnée de fer, il tenait en guise de sceptre un gigot d'agneau, et, lourd d'un appel muet, son regard suivait Daenerys.
Elle prit la fuite pour s'y dérober, mais ne dépassa pas la porte suivante.
(Daenerys IV, tome 2 A Clash of Kings)
Alors, à quelles "bêtes" la nouvelle Sansa rendra-t-elle leur liberté ?
Jouons aux prédictions et prenons des risques - même celui de se planter : Sansa ne voulant pas se remarier va trouver un moyen d'échapper à l'époux que lui promet Littlefinger dans le tome 4 A Feast fot Crows, Harold Hardyng; sa nouvelle amie-soeur Myranda Royce prendrait sa place, et Sansa/Alayne détournerait au moins un des nouveaux hommes de main de Littlefinger (voire le trio au complet), qui la fera s'enfuir et sortir du Val. Peut-être sous un déguisement masculin, comme le fait sa soeur Arya ? Ou sous celui d'une fille de ferme, histoire de poursuivre sa descente dans l'échelle sociale ?
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