Corneilles ou corbeaux ?
... QUI C'EST LE PLUS BEAU ?
Au Mur, les frères de la Garde prennent l'habit noir qui leur vaut le surnom de "corbeau" ou "corbac". En anglais, ils sont simplement surnommés "crow" (=la corneille) et non pas "raven" (=le corbeau).
[À titre informatif, il ne s'agit pas ici de contester la traduction : en français, "corbeau" a une connotation plus négative que "corneille", et le genre masculin convenait bien au fait que la Garde de Nuit est composée exclusivement d'hommes. Mais comme GRRMartin n'emploie pas "raven" ou "crow" indifféremment, je serai obligée pour cette partie de me référer aux termes de la version originale du texte, afin d'en saisir les nuances]
Dans la saga, le corbeau ("raven") est l'oiseau messager par excellence, puisque c'est grâce à ceux qui sont dressés que les messages et autres lettres circulent ordinairement entre seigneurs et châtelains assez fortunés pour en posséder. Ils sont logés et nourris par les mestres et remplacent les services de la poste, le téléphone et même l'internet.
Le corbeau est aussi une sorte de chef pour les "crows", plus petits que lui, comme le symbolise le "raven" spécialement attaché au Lord Commandant, un animal de compagnie et presque une "éminence grise" à l'occasion, avec son habitude de répéter en écho certains mots qu'il vient juste d'entendre et qui semblent importants, ou encore le pique-assiette de service, lorsqu'il réclame ou s'empare de ce qu'il estime être son dû.
Jeor Mormont, Lord Commandant de la Garde de Nuit, donnait pour lors du blé à picorer à un grand corbeau perché sur son bras. C'était un vieillard bourru dont la calvitie formidable s'achevait sur une barbe grise et hirsute. "On m'a dit que tu savais lire ?" D'une saccade, il fit s'envoler le corbeau qui, d'une aile molle, alla se poser sur la fenêtre et attendit, tout yeux, que son maître eût retiré de sa ceinture un rouleau de papier et l'eût tendu à Jon pour maugréer : "grain", d'une voix rauque, "grain, grain".
(Jon III, tome 1 A Game of Thrones)
Par la suite, on ne verra jamais Jeor Mormont sans son corbeau, et après la mort du vieux lord commandant, le corbeau s'attachera au nouveau, c'est-à-dire à Jon Snow. Malgré sa voix rauque et désagréable, il est une sorte d'archétype de "whisperer" - un "murmureur" - qui glisse des idées à l'oreille des gens, comme pratiquent Varys ou Littlefinger, et qui cherche à les manipuler. Le meilleur exemple de manipulation du corbeau de Mormont a d'ailleurs lieu au moment de l'élection du nouveau lord commandant, lorsqu'il surgit de la marmite servant d'urne à votes, et où il s'était caché. Il s'envole et crie "Snow Snow Snow" avant d'aller se poser sur l'épaule de Jon Snow... C'est pris pour un présage des dieux et détermine le vote en faveur du jeune homme qui ne s'était même pas présenté.
On retrouve également cette hiérarchisation entre les gros corbeaux et les petites corneilles dans une petite scène à Harrenhal, lorsqu'Arya regarde les têtes de condamnés qui ornent les créneaux de la forteresse :
Les têtes ne manquaient pas d'assidus. Les corbeaux charognards ("carrion crows" en v.o.) qui assiégeaient la porterie d'immondices rauques fondaient au créneau se chicaner chaque oeil avec force croâ voraces et vindicatifs, quitte à se renvoler lorsqu'une sentinelle arpentait le chemin de ronde. Parfois, les oiseaux du mestre ("maester's ravens" en vo) descendaient de la roukerie, vastes ailes noires déployées, banqueter aussi. Survenaient-ils que s'éparpillaient leurs congénères plus petits, mais prêts à revenir sitôt la place libre ["When the ravens came the crows would scatter, only to return the moment the larger birds were gone."]
(Arya X, tome 2 A Clash of Kings)
Nous apprenons en outre dans le tome 5 A Dance with dragons que des millénaires plus tôt, les corbeaux ("raven") parlaient et transmettaient les messages oralement. Encore à présent, la plupart sont capables d'apprendre et répéter quelques mots, comme on l'a vu plus haut avec la bestiole de Jeor Mormont. C'est peut-être dû à leur proximité avec le monde des Vervoyants, êtres vivants qui ont la capacité d'entrer dans la peau d'animaux, d'humains et de végétaux et qui vivent sous terre, dans les racines des arbres barrals. En somme, les corbeaux sont proches du monde souterrain, autrement dit du monde des morts - un certain nombre vivent même dans la grotte de vervoyant où arrive Bran - et en sont les messagers. La parole qu'ils délivrent a donc également une valeur prophétique, libre à celui qui l'entend d'y prêter ou non attention. C'est d'ailleurs grâce aux mots du serment de la Garde de Nuit récités par Samwell Tarly devant la "Porte Noire" de Fort Nox, que cette porte peut s'ouvrir et faire passer Bran de l'autre côté du Mur. Un mot de passe au sens littéral.
Sans forcément se servir de mots - puisque comme "crow" il n'est pas sensé être doué de parole (symboliquement) - mais simplement en étant présent physiquement, un "frère noir" reste un passeur de vivants et de morts d'un monde à l'autre : dans le premier tome A Game of Thrones, les corps des défunts patrouilleurs Jafer Flower et Othor sont transportés par leurs anciens frères depuis la forêt hantée (au-delà du Mur) jusqu'à Châteaunoir; c'est à dire qu'ils traversent le Mur. Une fois de l'autre côté, la nuit venue, les morts se relèvent et attaquent. A la fin du troisième tome A Storm of Swords, après qu'ils aient été battus, les Peuples libres sont invités à franchir le Mur par la Garde (qui y est un peu contrainte par le roi Stannis, cela dit). Jon Snow réitèrera l'invitation dans le tome 5 A Dance with Dragons, en faisant franchir le Mur à Tormund et son peuple, ainsi qu'à quelques autres réfugiés.
Là où le corbeau aime le grain (mais aussi les fruits et les légumes), la corneille (crow), elle, est presque uniquement un charognard, qui accompagne la mort et s'assure que les morts le sont bien : elle est omniprésente sur tous les champs de bataille, après la bataille, ainsi que dans toutes les places où ont eu lieu des exécutions et où sont exposés les corps suppliciés. Sa fonction est celle d'un gardien du monde des morts, et elle est privée de parole, l'exception étant la "Corneille à Trois-Yeux" qui s'adresse à Bran mais aussi à Jojen Reed dans leurs rêves. L'autre exception concerne les corneilles qui nichent au sommet de la Tour foudroyée de Winterfell : celles-ci raffolent du grain et Bran s'amusait à leur en apporter lorsqu'il grimpait les murs de Winterfell.
Corneille et corbeaux, si la saga les différencie clairement dans leurs fonctions principales, sont parents et s'échangent donc parfois quelques caractéristiques et fonctions.
Ainsi, il arrive que les corneilles (crow) délivrent des messages, comme Alliser Thorne qui s'en vient à Port Real avec la main d'un cadavre pour expliquer à la cour royale le danger extrême qui menace le royaume si le Mur tombe et que la Garde de Nuit reste sans aide. Mais comme le dit Vieille Nan, la nourrice des Stark, "les corneilles sont menteuses". Aussi, le monde a tôt fait de moquer la parole des Gardes Noirs, et comme toute parole prophétique délivrée par des Cassandre, il ne l'entend pas. Sauf quelques élus, ceux qui seront peut-être sauvés.
Tyrion qui reçoit ser Aliser Thorne à la cour montre l'exemple de la moquerie en se payant la tête de Thorne pour se venger du garde noir qui l'avait également insulté lors de son séjour à Châteaunoir. Il avait de même été tenté d'étrangler le corbeau de Mormont, agacé de l'entendre jacasser sans cesse. Il se paye également la tête de Littlefinger en lui servant un mensonge, ce que Littlefinger - aka "l'oiseau moqueur" - va prendre très mal en le découvrant, et à l'occasion de quoi il découvrira momentanément son véritable visage, c'est-à-dire l'exact contraire du visage affable, rieur et superficiel qu'il a l'habitude de présenter : derrière le doux pépiement de l'inoffensif oiseau peut se cacher le croassement rauque des corbeaux et des corneilles. Un proverbe ouestrien régulièrement repris comme un refrain dit : "Noires ailes, noires nouvelles". L'expression exacte dans la langue originale est "dark wings, dark words" (= "ailes sombres, mots sombres"); les "mots" recouvrant une réalité beaucoup plus vaste dans la saga que les seules "nouvelles" - avec notamment le jeu de mot récurrent entre "word"(mot) et "sword"(épée), et l'identification à du vent ("words are wind") - cela donne à ceux qui portent des "ailes noires de corbeau/corneille" une dimension inquiétante et meurtrière à l'occasion. Et comme le dit Vieille Nan, la vieille nourrice de la famille Stark, "toutes les corneilles sont menteuses" (Bran IV, tome 1 A Game of Thrones), ce qui n'est a priori pas le cas des corbeaux, bien que le vieux lord Mormont engage vivement Jon à ne pas se fier aux "sornettes" de son propre corbeau.
Par un juste retour des choses, il arrive également que le corbeau ("raven") se fasse "gardien des morts" et devienne charognard à son tour : on a vu le cas un peu plus haut dans une petite scène à Harrenhal, mais une autre scène beaucoup plus spectaculaire décrit le phénomène : des nuées de corbeaux viennent aider le frère noir Samwell, attaqué par des morts animés (d'anciens gardes de nuit), en leur dévorant la chair morte, illustrant littéralement le jeu de mots entre "words" et "swords" et en associant leurs murmures au vent agitant des feuilles :
Sam entendit les sombres feuilles rouges du barral bruire et s'entre-chuchoter des choses en une langue inconnue de lui. Les étoiles elles-mêmes parurent agiter leurs falots, tandis que, tout autour, les arbres grinçaient, grommelaient. Le teint de Sam vira au lait caillé, ses yeux s'écarquillèrent autant que des assiettes. Des corbeaux ! Ils se trouvaient dans l'arbre-coeur, perchés par centaines, par milliers, sur ses branches à la blancheur d'os, à épier entre les feuilles. Il vit leurs becs s'ouvrir pour crier, il vit se déployer leurs noires ailes. Il les vit, stridents et furieux, fondre en nuées battantes sur les créatures. Assaillir de partout la face de Chett et lui becqueter ses yeux bleus, couvrir, telles des mouches, le Soeurois, d'abattre sur le crâne fracassé d'Hake et s'y gorger de gros morceaux. Si nombreux qu'en levant les yeux, Sam ne put entrevoir la lune.
"Pars ! fit l'oiseau juché sur son épaule, pars ! pars ! pars !"
(Samwell III, tome 3 A Storm of Swords)
Pour conclure sur la parenté entre corbeaux et corneilles, un autre proverbe ouestrien suggère, qu'entre les deux, l'un est un peu plus sombre que l'autre, mais qu'il est bien difficile de déterminer lequel : "c'est la corneille qui dit au corbeau qu'il est noir", l'équivalent de notre "hôpital qui se fout de la charité". Au finale, le corbeau (raven) pourrait bien n'être que la version seigneuriale de la corneille (crow), donc au-dessus dans l'échelle sociale. A la petite et méprisable corneille est dévolue la sale, ordinaire et rude besogne; à moins qu'il ne s'agisse des enfants salissant leurs plumes pour éviter à leurs parents d'avoir à le faire. Quoiqu'il en soit, fondamentalement, ils sont de même nature.
Cette dimension inquiétante des corneilles et des corbeaux se retrouve à propos de la Garde de Nuit et explique en partie le rejet dont elle fait ordinairement l'objet en dehors de ses voisins immédiats qui en reconnaissent l'utilité, vu qu'elle les défend des incursions régulières des Sauvageons. A l'époque de la saga, les Frères Noirs sont davantage traités en parias qu'en hommes honorables. On est bien content d'avoir la Garde de Nuit pour se débarrasser de ceux qui gênent, mais on ne va pas pour autant se décarcasser pour l'aider.
Passeur d'âmes, passeur de mots, "menteur et tricheur" au besoin, charognard suscitant méfiance et mépris, toutes ces fonctions se trouvent synthétisées dans Yoren, Frère noir, recruteur de la Garde de Nuit, passeur entre le monde des vivants et celui des morts, et enfin corbeau messager qui délivre parfois une parole à caractère prophétique.
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