La mort au Mur
Près d'trente ans que j'mène des types au Mur." Une mousse rouge lui crevait aux lèvres, telles des bulles de sang. "Perdu qu'trois, d' tout' c'temps. Un vieux mort d'fièvre, un p'tit voyou mordu p'r un serpent p'dant qu'y chiait, et un fou qu'a v'lu m'tuer p'dant que j'dormais et qu'a écopé d'un sourir' roug' p'r s' pein'." En guise de démonstration, il se passa le poignard sous la gorge."Trois en trente ans". Il cracha sa vieille chique. "Mieux valu un bateau, d'fait. Pas risqué d'croiser tant d'mond' en ch'min, quoique..., m' un malin prenait l'bateau, moi... trente ans que j'prends la route." Il rengaina son poignard. "Va dormir, mon gars. T'entends ?"
(Yoren à Arya, Chap. Arya III, tome 2 A Clash Of Kings)
Cette étude sera consacrée au personnage de Yoren, frère Noir recruteur de la Garde de Nuit, et plus précisément aux quatre chapitres relatant la fuite d'Arya de Port-Real, dans le convoi de Yoren, jusqu'à l'attaque de ser Amory Lorch, le chevalier à la Manticore, sur les rives du lac de l'Oeil-Dieu, non loin de la forteresse d'Harrenhal.
Yoren a quelques caractéristiques principales qui le décrivent et reviennent sous le regard de plusieurs personnages différents (Jon Snow, Tyrion Lannister, Sansa et Arya Stark) : il est vieux, sale et hirsute; il porte un vieux manteau noir si usé qu'on dirait des guenilles, et pour ne rien arranger, il pue. GRRMartin n'étant pas avare de références littéraires et mythologiques, on aura certainement reconnu sous cette description l'appétissant Charon le Nocher, celui qui dans la mythologie gréco-latine fait passer les âmes du monde des vivants au monde des morts. C'est cette référence qui m'intéresse ici et sur laquelle je vais me pencher, pour essayer de comprendre comment GRRMartin l'utilise dans son propre récit, bien au-delà du simple clin-d'oeil, et le fait entrer en résonance avec le monde qu'il a créé, tant dans sa dimension réaliste que mythologique et symbolique. Notons une première différence notable avec son modèle : Yoren ne transporte personne en bateau, et la seule fois qu'il en cherche un, il n'en trouve pas. "Trente ans que j'prends la route".
Comme c'est avec le personnage d'Arya qu'il va pleinement se développer et qu'il est un très important jalon pour son parcours narratif à elle, il sera beaucoup question d'Arya également.
- LA MORT AU MUR -
Mais commençons par un petit détour par le Mur puisque c'est le point d'ancrage de Yoren : quand il le quitte, c'est pour aller recruter de nouveaux membres pour la Garde de Nuit et les y amener, avec autant que possible des vivres et du matériel. C'est ce qui justifie sa première apparition, dès les premiers chapitres de la saga : il fait partie du convoi qui emmène Jon Snow et Tyrion Lannister au Mur, le premier pour s'y engager, tandis que le second effectue là un voyage pour contenter sa curiosité, une véritable rareté de faire du tourisme si loin au nord !
Le Mur est donc ce que son nom indique : un mur. Sa particularité est d'être gigantesque et d'avoir été construit au nord de Westeros afin de "préserver les royaumes humains" : il constitue une frontière, normalement infranchissable, entre un danger millénaire et légendaire - les Autres - et le monde civilisé des humains. La prêtresse rouge Melisandre le qualifie de "charnière du monde", et elle est venue au Mur avec le roi Stannis dans l'intention de combattre les ténèbres qui se trouvent au-delà. De même, lorsque Bran Stark (qui porte le même nom que Bran le Bâtisseur, le personnage légendaire qui a bâti le Mur) arrive au Mur, il pense être arrivé "aux confins du monde" : au-delà se trouve le royaume des morts, ou tout au moins ses limbes.
Cependant, il n'y a pas que les Autres qui vivent au-delà du Mur, il y a aussi des tas de gens appelés Sauvageons au sud, et qui forment plusieurs peuples différents les uns des autres. Les Sauvageons se qualifient eux-même de "peuples libres".
Pour les gens de Westeros, tout ce qui se trouve au nord ("au-delà") du Mur est un danger, y compris et surtout les autres hommes -qui n'appartiennent pas aux légendes, eux - et qui le franchissent régulièrement pour se livrer au pillage et à la rapine. L'au-delà du Mur regorge donc de monstres qui menacent l'intégrité du monde civilisé ou tout au moins le Nord. En effet, lorsque la Garde de Nuit demande de l'aide contre l'attaque imminente de Mance Rayder, le roi d'Au-delà du Mur, seul Stannis répond présent (aussi parce qu'il n'a pas beaucoup d'autres choix à ce moment-là). Tywin Lannister, alors Main du roi Joffrey, estime très cyniquement que le Nord n'a qu'à se débrouiller tout seul : il espère ainsi affaiblir tant et plus ses adversaires et empêcher toute velléité de (re)prise des armes du Nord et des Îles de Fer contre la couronne : ils seront tous assez occupés bien loin de Port Real, la capitale des Sept Royaumes.
Le Mur est donc gardé et entretenu par une institution tout aussi ancienne que lui, si on en croit la légende, la Garde de Nuit, et dont voici le serment, qui conserve les traces du danger que représentent les Autres : l'Hiver éternel et la Longue Nuit :
« La nuit se regroupe, et voici que débute ma garde. Jusqu’à ma mort, je la monterai. Je ne prendrai femme, ne tiendrai terre, n’engendrerai. Je ne porterai de couronne, n’acquerrai de gloire. Je vivrai et mourrai à mon poste. Je suis l’épée dans les ténèbres. Je suis le veilleur aux remparts. Je suis le feu qui flambe contre le froid, la lumière qui rallume l’aube, le cor qui secoue les dormeurs, le bouclier protecteur des royaumes humains. Je voue mon existence et mon honneur à la Garde de Nuit, je les lui voue pour cette nuit-ci comme pour toutes les nuits à venir. »
Autrement dit, la Garde de Nuit est un sacerdoce : on s'y engage pour le restant de la vie, et on y renonce à tout ce qui faisait sa vie terrestre auparavant, famille, amis, richesses et possessions; "prendre le noir" est une manière de mourir au monde. Comme "la Garde ne prend pas parti", celle-ci n'a pas vocation à s'engager politiquement, mais de toutes façons, à Westeros, les morts ne votent pas ni ne s'expriment.
Une fois entré, on ne peut pas la quitter, la désertion appelant la peine de mort : après le prologue, le tout premier chapitre de la saga a d'ailleurs pour cadre l'exécution d'un Garde déserteur.
Intégrer la Garde de Nuit, c'est l'alternative qu'on propose en lieu et place d'une condamnation à mort, comme elle est promise à Eddard Stark lorsqu'il est en prison, en échange de sa rétractation publique officielle, face aux dieux, au nouveau roi et au peuple.
C'est la solution qui est choisie par Jon Snow, le bâtard Stark, au début du premier tome, et qui remplit de joie Catelyn Stark, alors qu'elle se dispute avec son époux Eddard pour savoir lesquels des enfants emmener à la cour (donc loin dans le sud), et lesquels laisser avec elle, à Winterfell :
Mestre Luwin s'interposa. "Il existe une solution, dit-il d'un ton placide. Voilà quelques jours, votre frère, Benjen, est venu me consulter à propos de Jon. A ce qu'il semble, ce dernier aspire à la tenue noire.
- Il aurait... - Ned semblait révulsé - il aurait demandé à entrer dans la Garde de Nuit ?"
Catelyn se garda de piper mot. Autant laisser Ned ruminer la chose. Toute intervention serait oiseuse, voire malvenue. Mais elle aurait volontiers sauté au cou du vieil homme [=mestre Luwin]. Sa solution était parfaite. L'état de frère juré interdisait à Benjen la paternité. Jon lui tiendrait lieu de fils puis, le temps venu, prononcerait à son tour ses voeux. Ainsi n'engendrerait-il jamais de rivaux éventuels aux héritiers naturels de Winterfell.
"Mais c'est un grand honneur, dit Luwin, que de servir au Mur, messire.
- Sans compter que même un bâtard peut y accéder aux plus hautes responsabilités..., ajouta Ned, soudain songeur, encore que sa voix trahît encore maintes réserves.
(Chapitre Catelyn II, tome 1 A Game of Thrones)
C'est la solution que Theon Greyjoy s'apprête à choisir lorsque bloqué dans Winterfell, il se prépare à mourir contre les assauts des gens du Nord :
Frère de la Garde de Nuit. Cela signifiait ni couronne, ni fils, ni femme..., mais cela signifiait vivre, et vivre avec honneur. Le propre frère de Ned Stark avait choisi la Garde, ainsi que Jon Snow.
(Chapitre Theon VI, tome 2 A Clash Of Kings)
On peut y obtenir des grades d'officier, voire devenir Lord Commandant, une place malgré tout prestigieuse.
Les clans des montagnes du nord y envoient régulièrement leurs vieux chefs, surtout quand l'hiver menace d'arriver : ce sont des bouches de moins à nourrir promises à des derniers combats honorables et qui apportent à la Garde leur expérience du terrain. On devine également que c'est l'âge qui a poussé lord Jeor Mormont, le Commandant de la Garde du début de la saga, à y entrer : son fils étant marié et dans la force de l'âge, il lui a ainsi transmis son fief de l'Île aux Ours sans attendre de mourir.
Mais c'est aussi là que Samwell Tarly est envoyé par son propre père afin de le déposséder de son droit d'aînesse au profit de son frère cadet.
Et c'est là qu'on propose à Tyrion Lannister d'échouer, avant et après sa parodie de procès, ce qui permettra à Tywin Lannister de déposséder sans déshonneur son fils de l'héritage de Castral Roc, le fief familial, qui aurait dû lui revenir à la place de Jaime, engagé lui dans la Garde Blanche.
En résumé, c'est là qu'on envoie sans déshonneur les fils et chefs de famille dont on souhaite se débarrasser pour une raison ou une autre. Ou encore les rois vaincus. Ou des Mains déchues.
En dehors de ces exceptions promises à grimper rapidement dans la hiérarchie de la Garde, le gros des troupes est constitué de gens du peuple condamnés à mort. A l'époque de la saga, on y envoie la "lie de l'humanité", si l'on suit les dires de la cour de Port-Real et la vision partagée par l'immense majorité des seigneurs de Westeros, sauf ceux du Nord. Et de fait, le peu ragoûtant Yoren se voit attribué comme futures recrues les prisonniers du Donjon Rouge, dont font partie trois hommes considérés comme si dangereux qu'ils seront enchaînés dans un fourgon pendant tout le temps du périple.
Je fais un petit arrêt sur ces trois "monstres" dont toutes les recrues se méfient : l'un a l'air d'un jeune homme pacifique, avec des cheveux moitié rouge et moitié blancs (ces couleurs le lient symboliquement aux barrals, les arbres des Vervoyants), mais les deux autres le craignent visiblement, et ceux-là sont horribles : il y a Rorge, d'abord, qui a eu le nez arraché et n'ouvre la bouche que pour dire des injures et menacer des souffrances les plus horribles à base de viol; et il y a son "chien", Mordeur, qualifié de "bête fauve" dans une peau d'homme. Lui ne parle jamais, mais il émet des sifflements et est réputé pour dévorer ses victimes avec ses dents pointues (ce qui se vérifie plus tard dans la saga). Sans développer davantage ici - pour ne pas perdre Yoren de vue - je noterai simplement qu'une des interprétations possibles de ce monstre à trois têtes en fait une référence à Cerbère, le chien à trois têtes qui garde les Enfers dans la mythologie gréco-latine. Et Yoren, après l'avoir récupéré, le ramène à la maison, au Royaume des morts.
Et en effet, après leur libération par Arya, ils rempliront d'une certaine manière le rôle de Cerbère, l'un en exigeant trois morts d'Arya, en échange des trois vies qu'elle a sauvées; les deux autres en menant de véritables chasses infernales dans le Conflans, jusqu'à raser Salins, la petite ville portuaire qui assurait la liaison maritime avec le monde extérieur des vivants mais aussi avec le coeur du royaume des morts, où se rend justement Arya lorsqu'elle quitte Westeros pour traverser le détroit et se rendre à Braavos, la "Ville cachée". Le rôle de Cerbère est d'empêcher le passage d'un monde à l'autre pour qui n'est pas censé traverser. Cependant, sans maître, il devient un geôlier et un chasseur sans plus distinguer les vivants des morts.
Une autre interprétation vient s'ajouter : ce sont trois "bêtes" ("beast") mortelles libérées de leurs chaînes dans un brasier, scène à mettre en parallèle avec celle où Daenerys Targaryen fait éclore ses trois oeufs de dragon sur le bûcher de son époux Khal Drogo et son fils mort-né. Ils représentent en quelque sorte une triade opposée au "dragon", trois "morts en sursis" qui n'ont pas quitté le monde comme ils auraient dû et qui le hantent à présent. Mais le développement de toute cette thématique mérite son propre article.
Le Mur, donc, ou royaume des morts.
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