Sous leTrône de Fer. Petites analyses littéraires

Sous leTrône de Fer. Petites analyses littéraires

La joute

 

 

 La joute physique entre Sansa et Lysa se déroule en deux temps bien distincts, avant que Littlefinger n'entre en scène pour y mettre un terme à sa manière.

 

 

 1. "A Storm of words" - une tempête de mots

 

Il y a d'abord la phase "verbale", durant laquelle une Lysa furieuse assène un flot de paroles comme autant de coups d'épée, jusqu'à ce que Sansa s'avoue vaincue et demande merci : 

 

 

  Elle (Lysa) se leva. (...) Sansa recula d'un nouveau pas. (...) Lysa dévala l'estrade dans un tourbillon de jupes en furie. (...)

"Je lui ai tout donné. Il est à moi, maintenant. Pas à Catelyn, ni à toi."

Toute la détermination de Sansa s'était évanouie devant la véhémence de l'attaque. Lysa Arryn la terrifiait autant que l'avait jamais fait la reine Cersei.

  

Les phrases sus-citées ponctuent un large pan de texte, celui du quasi monologue de Lysa, entre le moment où elle se lève de son trône pour se jeter dans l'arène et celui où Sansa s'avoue vaincue et demande merci, autrement dit quand elle convient qu'elle a embrassé Littlefinger (même si ce n'est pas vrai) et demande à quitter les lieux.

 Pour discrètes qu'elles soient - le lecteur a davantage son attention focalisée sur les mots de Lysa qui lèvent le voile sur plusieurs énigmes et donnent à voir l'ampleur de sa tragédie - ces phrases ont leur importance puisqu'elles permettent d'illustrer concrètement la construction d'une joute dans laquelle Sansa a physiquement le dessous : les mots de Lysa pleuvent sur elle comme autant de coups d'épée.

 

  L'expression "la véhémence de l'attaque" traduit l'anglais "onslaught", qui signifie l'assaut violent et qui est utilisé une seule fois ailleurs dans la saga pour évoquer les invasions armées andales. On y reconnaît "to slaughter" ("massacrer"), communément employé, lui, dans les scènes de bataille, les duels et les mises à mort souvent proches de la boucherie.

 Il y par ailleurs un jeu de mots en anglais entre "word" (le mot) et "sword" (l'épée), dont GRRMartin se sert à de nombreuses reprises, dont une a occasionné beaucoup de spéculations chez les fans du livre : à la fin du tome 4 A Feast for Crows, Brienne est condamnée à la pendaison par lady Coeurdepierre, mais elle a la possibilité d'y échapper si elle choisit son épée pour livrer Jaime. C'est justement cette dernière solution qu'elle choisit en criant "a word" (un mot) qui est "sword" (épée). 

 Je citerai une autre occurrence qui concerne directement Sansa, puisqu'elle a lieu lors de l'altercation entre Arya et le prince Joffrey au Trident : Joffrey cherche à frapper Arya avec son épée en même temps qu'il l'agonit de graves insultes sous les yeux de Sansa.

 

Joffrey slashed at Arya with his sword, screaming obscenities, terrible words, filthy words.

(Sansa I, tome 1 A Game of Thrones)

 

 La brièveté de la phrase donne ici toute son efficacité au jeu de mots. S'il n'est pas explicite dans la joute verbale qui oppose Lysa à Sansa, les deux scènes se font écho : pas plus que Joffrey avec Arya, Lysa Arryn ne laisse à Sansa l'occasion de répliquer avec ses propres mots, qu'elle balaye comme des mensonges, quand elle ne lui ordonne pas tout simplement de se taire en lui coupant la parole : 

 

- Il m'a embrassée, maintint Sansa. Je n'ai jamais eu envie...

- Tais-toi, je ne t'ai pas donné la  permission de parler. 

 

 Dans les deux cas, le combat est inégal : Arya n'avait qu'un bâton pour se défendre (avec lequel elle avait cependant frappé Joffrey sur la tête, déclenchant sa fureur) et il a été brisé, tandis que la différence de longueur entre les répliques de Lysa et celles de Sansa est flagrante. Joffrey est en partie soutenu par sa fiancée Sansa, là où Lysa l'est inconditionnellement par Marillion (à mon sens, si Sansa n'épouse pas immédiatement et totalement le parti de Joffrey comme elle le fera plus tard au Donjon Rouge, c'est parce qu'il est plus intéressant et cohérent pour le récit et la psychologie du personnage de la montrer déchirée entre deux amours et deux loyautés ; Marillion, lui, n'a pas ce conflit de loyauté ni d'intérêt : Alayne/Sansa a dans l'immédiat beaucoup moins à lui apporter que Lysa). Enfin, Arya comme Sansa ne devront chacune la vie qu'à l'intervention presque miraculeuse d'un quatrième personnage, sa louve pour la première, Littlefinger pour la seconde.

 La situation en miroir se démultiplie en jouant sur d'autres plans : par exemple, Joffrey - fils de la belle et méchante Cersei - subit une castration symbolique par le couple formé entre Arya et sa louve Nymeria, ce qui reprend la thématique de Sansa castrant ses prétendants-agresseurs "grâce à" son château de neige. Et après l'altercation, Arya sera convoquée à un procès présidé par le roi Robert qui laissera le dernier mot à la reine Cersei, condamnant ainsi à mort la louve de Sansa, et Sansa elle-même, symboliquement. Ce procès d'Arya tourne cependant à la joute physique entre elle et Sansa, ce qui change la perspective en introduisant dans le tableau une situation affective complexe entre deux soeurs, qui s'exprime ici en haine. On va retrouver un peu plus loin dans l'article le fossé qui se creuse entre deux soeurs, puisqu'il s'invite dans la scène entre Lysa et Sansa. 

 La récurrence de schémas spécifiques invite évidemment le lecteur à s'interroger sur le pourquoi et le contexte de leur réapparition. 

 

 Enfin, le "tourbillon de jupes en furie" traduit "swirling skirt", le verbe "to swirl" (tourbillonner/virevolter) étant employé dans la saga dans un contexte qui exprime très majoritairement la violence d'une joute à venir ou en cours, qu'il s'agisse d'un mouvement dansant comme promesse d'une union charnelle (mariage officiel ou non), d'une bataille verbale lorsqu'un personnage fait tourner son vin rouge dans son verre (l'expression est particulièrement récurrente à propos de Tyrion), ou d'une véritable bataille entre deux armées ou deux personnages lorsque ce sont les bannières ou les sons des instruments de musique qui "tourbillonnent" sous le vent. Notons que l'oeuf de dragon dont sortira Drogon est d'un noir profond avec des "swirls" écarlates qui paraissent vivants, une manière de suggérer dès le départ la fascination qu'il exerce sur Daenerys et la violence extrême qu'elle manifeste lorsque "le dragon s'éveille". 

 Et bien sûr, on retrouve "swirl" à propos du battement d'aile d'oiseaux en colère. 

Sansa noyée sous un flot de mots demande alors merci : 

 

 "Il est à vous, madame, dit-elle en s'efforçant de prendre un ton humble et contrit. Auriez-vous la bonté de m'autoriser à partir d'ici ?"

 

Alors que Lysa en remet une grosse couche (de mots), histoire de s'assurer de sa victoire, Sansa enfonce le clou en servant à sa tante le mensonge que celle-ci semble attendre : 

 

"Tu m'entends, Alayne ou Sansa ou n'importe comment que tu t'appelles ? Tu entends ce que je suis en train de dire ? 

- Oui. Je vous jure, plus jamais je ne l'embrasserai ou... ne l'aguicherai." Elle s'imaginait que c'était là ce que sa tante avait envie d'entendre. 

" Eh bien, voilà que tu avoues, maintenant ! C'est tout à fait ce que je pensais... Tu es comme ta mère, une dévergondée."

 

 

2.Jeux de mains, jeux de vilains

 

 La seconde phase de la joute commence alors, à cet instant où Lysa victorieuse dévoile son intention de mettre à mort celle qui s'est rendue en remplaçant les paroles par les gestes : l'atteinte n'est plus seulement verbale, mais physique : 

 

Elle lui saisit le poignet. "Suis-moi, maintenant. Il y a quelque chose que je tiens absolument à te montrer. 

- Vous me faites mal." Sansa se tortilla. 

 

Une fois encore, la lutte est inégale entre notre princesse et la méchante reine : 

 

Lady Lysa tira violemment sur le poignet de Sansa. Force étant de marcher ou de se laisser traîner, moindre mal parut de marcher (...).

 Elle (Sansa) tenta de se libérer. "POurquoi voulez-vous me montrer la Porte de la Lune ?"

(...)

 - Ouvre-la, commanda Lysa. Ouvre-la ! je dis. Tu vas le faire ou j'appelle mes gardes." Elle la poussa brutalement. (...)

Sansa essaya de se reculer mais sa tante se tenait derrière, qui lui rattrapa le poignet puis, tout en plaquant son autre main entre les omoplates, la propulsa de toutes ses forces vers la porte béante. (...)

 Une nouvelle fois, elle (Sansa) essaya de se libérer, mais les doigts de sa tante s'enfonçaient comme des serres dans son poignet. Une nouvelle poussée lui arracha un cri aigu. 

(...) Lady Lysa la poussait inexorablement vers le gouffre, et ses quarante livres de plus lui donnaient l'avantage. 

 

 

  Pour précision, ce que le français "livre" (comme unité de mesure) traduit est l'anglais "stone" (unité de mesure aussi), qui tombe très bien avec ce que nous avons pu voir des liens littéraires entre Lysa et les barrals, ces arbres qui se changent en pierre lorsqu'ils sont en train de se dessécher et mourir. 

 

 Pendant ce temps, Marillion, voix de Lysa qui remplace par son chant les mots de la reine des lieux, joue sa musique, qui accuse Sansa de duplicité et doit couvrir partiellement les bruits de lutte. 

 Il y a d'autres moments dans la saga, où la musique a servi à couvrir certaines actions ou paroles. Tout d'abord, dans le premier chapitre de Sansa du tome 3 A Storm of Swords (il est donc en ouverture du mouvement narratif de Sansa, dont le chapitre que nous étudions constitue la conclusion) : Sansa est invitée par les femmes Tyrell à partager leur dîner. La vieille Olenna Tyrell (grand-mère de Margaery qui vient de supplanter Sansa comme fiancée de Joffrey) essaye de faire parler son invitée de Joffrey. Elle a entendu parler de la folie du gamin et des mauvais traitements dont la petite Stark a fait l'objet, mais elle veut être certaine qu'ils n'étaient pas des mensonges. Elle fait donc chanter son fou à tue-tête, afin que les petits espions de Varys cachés dans les murs du Donjon Rouge (c'est une spécificité du Donjon Rouge d'être truffé d'étroits passages secrets à l'intérieur des murs, la volonté du second roi Targaryen, Maegor le Cruel) soient incapables d'entendre autre chose que la cacophonie. Sansa lâche alors la vérité, et se voit proposer le mariage avec le frère aîné de Margaery, l'héritier de Hautjardin - un beau mariage en vérité, à la restriction près que l'héritier en question est estropié. 

 Ce qu'on ne sait pas encore, c'est que mamie Olenna mijote l'assassinat de Joffrey et l'implication possible de Sansa dans cet assassinat, si le mariage avec son petit-fils ne se fait finalement pas (et en effet, les Tyrell seront pris de vitesse par Tywin Lannister, qui mariera Sansa à Tyrion). La chanson couvre donc ici indirectement un crime, un régicide - "kingslaying" en version originale, qui permet le jeu de mots récurrent avec "kinslaying" (parricide). 

 

 L'autre crime couvert par la musique arrive dans le même tome (A Storm of Swords), il s'agit des Noces Pourpres, au cours desquelles les Frey ont massacré le roi du Nord Robb Stark, sa mère Catelyn et ses hommes liges - sans oublier à l'extérieur du château le massacre d'une partie de son ost. Dans cette scène, c'est une véritable cacophonie accompagnée du martèlement des tambours qui a masqué les cris et bruits de bataille. C'est le Frey préposé à l'organisation et l'intendance qui avait réglé cette partie-là, qui faisait partie de la mise en scène. Le crime n'était pas seulement un "kingslaying", il était aussi un "kinslaying" puisque l'oncle du roi Robb était devenu l'époux d'une fille Frey; ainsi qu'un crime contre les droits de l'hôte, puisque perpétré à la fin d'un banquet où pain et sel avaient été partagés entre assassins et victimes. 

 Aux Eyrié, Sansa est l'hôte de Lysa, et promise à son fils, le petit lord Arryn.  

 

 Les paroles de la chanson de Marillion s'inscrivent elles aussi dans la continuation du chapitre, à la fois pour ce qu'elles racontent au premier degré - à savoir l'accusation qui pèse sur Sansa d'avoir voulu voler Littlefinger à lady Lysa - et leur sens symbolique - la rencontre très classique entre une "princesse" et son charmant "prince", mais qui n'aurait peut-être pas lieu. En effet, dans la version anglaise, chacun des trois verbes des trois petits couplets est précédé du préfixe -a dont le sens est négatif. La version française a rendu cet effet affirmation/négation en transcrivant le refrain "Nonny-hey" en "Nenny-hey", dans lequel on peut entendre le vieux mot pour "non", "nenni" (du reste, la négation en anglais s'entend également dans "nonny"). Le titre de la chanson "The False and the Fair" (traduit par "Double-jeu, franc jeu") indique d'ailleurs clairement que la chanson joue sur les deux sens apparemment opposés, sur le mensonge et la vérité : 

 

 "The lord he came a-riding upon a rainy day, hey-nonny, hey-nonny, hey-nonny-hey . . ."

 

 = "Le seigneur vient sans/à cheval par un jour pluvieux" (et peut-être qu'il ne vient pas du tout, en fait !)

C'est le tout premier couplet, que Marillion chante dès que Lysa lui en donne l'ordre : Sansa a alors reconnu implicitement qu'elle avait embrassé Petyr Baelish et s'est engagée à ne pas recommencer. "Le seigneur chevauchant/ne chevauchant pas" pourrait donc représenter lord Petyr Baelish qui ne vient pas pour les beaux yeux de Sansa. Mais comme ce premier couplet est immédiatement suivi de Lysa qui entraîne sa nièce (à pied) vers la Porte de la Lune, on peut aussi y lire la menace du seigneur des lieux (en l'occurrence lady Lysa) qui vient appliquer sa justice, menace renforcée par le "rainy day" - "jour pluvieux" : en effet, dans la saga et en particulier dans ce troisième tome que le chapitre de Sansa conclut, la pluie est une référence directe aux "Pluies de Castamere", une chanson qui raconte comment le jeune lord Tywin Lannister s'est vengé de la famille des Reyne de Castamere en les noyant tous jusqu'au dernier dans leur château. C'est la chanson qui est jouée lors des Noces Pourpres comme signal pour les Frey que la mise à mort du roi Robb Stark, de ses vassaux et de son ost peut commencer. 

 

 "The lady sat a-sewing upon a rainy day,"

 

= "La dame était assise et brodait/ne brodait pas par un jour pluvieux."

Ce couplet suit immédiatement la réplique de Lysa qui rappelle à Sansa que le matin, dans le jardin et dans la neige, elle était beaucoup plus hardie. La neige étant une version glacée de la pluie, l'image de la dame qui semble attendre le seigneur en brodant est tout autant ambiguë. Elle pourrait broder des vêtements de mariage, et l'on sait dans la saga que rares sont les mariages qui se finissent bien et où la mariée n'est pas livrée en pâture à une bête pleine de convoitise. Mance Rayder, le Roi d'au-delà du Mur, a raconté à Jon Snow comment il a déserté : une sauvageonne, fille d'une guérisseuse/sorcière, avait soigné ses blessures graves, les avait recousues ("sew"), et avait aussi recousu (sew) son manteau noir avec du ruban rouge en étoffe précieuse. N'ayant pas le droit de porter d'autre couleur que le noir à la Garde de Nuit, la Corneille Mance avait déserté. 

 Dans le jardin, lady Sansa Lannister (en tant qu'épouse de Tyrion) ne filait pas mais érigeait son château de neige et provoquait la convoitise de Petyr et de Robert, respectivement époux et fils de Lysa. 

 Il y a possiblement une référence à Pénélope, la femme d'Ulysse, qui tissait une tapisserie le jour et la défaisait la nuit, ayant promis à ses nombreux et jeunes Prétendants d'en épouser un parmi eux lorsqu'elle aurait achevé son oeuvre. La "tapisserie" était le linceul devant servir au vieux Laërte, le père d'Ulysse, lorsqu'il serait mort. Il se trouve que Pénélope a achevé ce linceul au moment du retour d'Ulysse et que son achèvement a donc également signé la mort des Prétendants au cours du banquet auquel ils participaient. Pénélope, traitée comme une "jeune fille à marier" n'en était pas une, mais une reine, mère d'un héritier qu'elle protégeait avec ses propres armes. 

 

"The lady lay a-kissing, upon a mound of hay,"

 

= "La dame était étendue et recevait des baisers/ne recevait pas de baisers, sur un tas de foin."

Cette fois, Lysa est en train de pousser Sansa vers le gouffre, et au (non-)baiser de la chanson répond le hurlement de terreur de la jeune fille dont un des pieds glisse dans le vide. On apprendra plus loin qu'elle y a perdu sa chaussure, et comme le dit la chanson de mariage spéciale coucher, "la reine ôta sa sandale...". Le (non-)baiser renvoie également au baiser que le Limier n'a pas pris à Sansa dans le tome précédent, lors de la bataille de la Nera, mais dont Sansa s'est persuadée de la réalité, jusqu'à en rêver de manière plus sexuelle par la suite. 

 

 En résumé, la chanson de Marillion pourrait décrire le rêve d'amour d'un couple en même temps que la menace mortelle qui pèse sur lui et le caractère illusoire de cet amour, et en même temps la possible trahison d'un des membres de ce couple (voire des deux), qui aurait choisi une couronne à la place d'un amour ("trois trahisons tu connaîtras", disent les Nonmourants à Daenerys, dans le tome 2 A Clash of Kings). 

 Le refrain "hey-nonny, hey-nonny, hey" pourrait ne pas sortir de ce registre, car à mon sens il joue sur plusieurs sonorités : 

- "Honey" (="miel"), un mot courant pour dire "chéri".

- et "nennymoan", un mot mystérieux et intraduisible, car forgé par GRRMartin, et qui apparaît dans une des chansons du fou Bariol : 

 

"It is always summer under the sea," he intoned. "The merwives wear nennymoans in their hair and weave gowns of silver seaweed. I know, I know, oh, oh, oh."

 (Prologue, tome 2 A Clash of Kings)

 

Cela signifie que c'est toujours l'été sous la mer, et que les femmes des tritons (mermaid = sirène pucelle, merwife = sirène en couple avec un merman !) portent des "nennymoans" (anémones ?) dans les cheveux et des robes tissées d'algues d'argent. Le mot "moan" qui est accolé à "nenny" signifie en outre "gémir", employé indifféremment dans la saga pour exprimer le plaisir ou la douleur, ce qui montre bien toute l'ambiguïté du mariage, porte vers la vie ou vers la mort (ou les deux à la fois). Lysa gémissait très fort lors de sa nuit de noces avec Petyr Baelish, et Sansa - le jour du mariage du jeune roi Joffrey avec Margaery - avait porté dans ses cheveux un filet d'argent dont les améthystes étaient en réalité des cristaux d'un violent poison, l'étrangleur. 

 Si l'on veut pousser un peu plus, on peut tenter le rapprochement phonique entre "Nonny-hey" et "Jenny", surnom donné à une certaine Jeyne, roturière qui épousa autrefois Duncan Targaryen, héritier de la couronne et "Prince des Libellules". Ce mariage entraîna la renonciation au trône du prince Duncan, et inspira une chanson très populaire en Westeros. Leur histoire finit cependant mal, par la catastrophe de Lestival, la mort du prince Duncan et plus tard celle de Jenny, "dansant parmi ses fantômes". Jenny était celle qui avait amené à la cour Targaryen la Naine albinos de Noblecoeur (donc portant les couleurs des barrals), connue pour avoir prophétisé que le "Prince promis" serait issu de la descendance du roi Aegon V, poussant probablement celui-ci à tenter de faire éclore des oeufs de dragons (et provoquant, donc, la catastrophe de Lestival). Je ne développe pas davantage ici, le but étant surtout de montrer comment GRRMartin est capable de multiplier à l'infini ses variations sur quelques thèmes principaux, et de construire un monde riche et cohérent littérairement avec cette matière. 

 

 Enfin, toujours à propos de la chanson de Marillion, il me paraît possible d'y voir un parallèle avec le premier chapitre de Bran, dans le tome 1 A Game of Thrones, celui où par un jour neigeux il accompagne son père Lord Eddard Stark dans un petit poste de garde pour y exécuter un déserteur de la Garde de Nuit, un "corbac" (="crow", "corneille", en anglais), dont le serment prêté en avait fait un époux du Mur : les coups d'épée étant souvent métaphorisés dans la saga en morsures ou en baisers, la décapitation de "la corneille" déserteuse, la tête posée sur le billot, est comme le baiser non-donné à la dame sur le tas de foin. Ajoutons à cela que lord Stark est arrivé très solennellement à cheval sur les lieux avec sa petite troupe, pour une exécution certes brève, mais ritualisée : lord Stark appliquait la justice. 

 Le jeune Bran est fasciné par le sang du mort qui retombe "rouge comme un vin d'été sur la neige", et par cette neige qui "le boit goulûment et en devient rouge à son tour." 

 

Blood sprayed out across the snow, as red as summerwine. One of the horses reared and had to be restrained to keep from bolting. Bran could not take his eyes off the blood. The snows around the stump drank it eagerly, reddening as he watched.

(Bran I, tome 1 A Game of Thrones)

 

"Corneille" noire (mais ses vêtements ont viré au gris, ce qui n'est pas sans rappeler cette image d'une "jeune fille en gris fuyant un mariage"), sang rouge et neige blanche, nous retrouvons les trois couleurs qui ouvrent le conte de Blanche-Neige et qui seront les trois couleurs de la princesse, cheveux noirs comme le bois d'ébène, lèvres rouges comme le sang et peau blanche comme la neige. Ces trois couleurs associées à une "princesse promise" sont un lieu commun de la littérature surtout orale (celle des contes et légendes), où le noir est presque systématiquement associé au corbeau (mort ou vivant), ce qui nous amène au motif d'une Corneille fille d'une reine corbeau (à moins qu'il ne s'agisse toujours de la même princesse devenue "corneille" par son union avec les fils de la reine corbeau) que je vais maintenant aborder comme une parenthèse.  

 

 

˜˜

 

 

 En effet, en étudiant les occurrences du mot "swirl" pour en sonder la pertinence (verbe, adjectif, nom), j'ai retrouvé la fin du rêve comateux de Bran, dans le tome 1 A Game of Thrones. C'est un passage que j'avais déjà relevé, mais forte des analyses déjà menées précédemment, j'ai dû réviser en partie les conclusions que j'en avais tout d'abord tirées (il ne s'agit pas d'une remise en cause totale, mais plutôt d'un affinement) : la Corneille, après avoir tenté de percer le front de Bran par de furieux coups de bec, pousse un cri perçant qui fait tourbillonner ("swirled around him") et déchire le voile de brume dans lequel le garçon volait, ou plutôt tombait. C'est le retour progressif à la réalité, où le rêve et cette réalité se superposent un moment : c'est à mon sens un procédé littéraire habituel de GRRMartin qui use d'une situation réaliste (qui ne s'est pas un jour réveillé en confondant quelques instant la réalité avec le rêve qu'il ou elle était en train de faire ?) pour semer ses indices et ouvrir le champ des interprétations grâce au contexte. Ainsi, derrière le voile de brume grise, une femme aux longs cheveux noirs remplace la Corneille, et Winterfell est le décor... réel. La femme s'en va en alertant le château "il s'est réveillé, il s'est réveillé, il s'est réveillé" (signifiant aussi "il a ouvert son troisième oeil", marqué par les coups de bec de la corneille au milieu de son front). Couplé au don de vervoyance de Bran, l'extrait fonctionne comme une révélation au sens propre (le "voile de brume" est "déchiré") de l'apparence première et "réelle" de la Corneille à Trois Yeux, telle qu'elle fut autrefois dans sa vie humaine, à savoir une femme aux longs cheveux noirs et en habits simples de servante :  

 

 "What are you doing?" he shrieked.

 The crow opened its beak and cawed at him, a shrill scream of fear, and the grey mists shuddered and swirled around him and ripped away like a veil, and he saw that the crow was really a woman, a serving woman with long black hair, and he knew her from somewhere, from Winterfell, yes, that was it, he remembered her now, and then he realized that he was in Winterfell, in a bed high in some chilly tower room, and the black-haired woman dropped a basin of water to shatter on the floor and ran down the steps, shouting, "He's awake, he's awake, he's awake."

(Bran III, tome 1 A Game of Thrones)

 

 Ce passage - en substituant une femme à la Corneille par le biais de Bran sortant de sa vision - est donc susceptible d'infirmer mon hypothèse des trois fils de la reine corbeau : en effet, si ma première idée a été de voir dans cette "servante aux longs cheveux noirs" une image rajeunie de cette reine corbeau, GRRMartin distingue trop soigneusement les corbeaux ("raven") des corneilles ("crows") tout au long de sa saga (malgré qu'ils soient sans aucune ambiguïté apparentés) pour rester sur cette unique conclusion. Il m'a donc fallu remettre mes hypothèses sur le feu et envisager que la Corneille du rêve de Bran puisse être une fille de la reine corbeau, plutôt qu'un fils, ce qui irait dans le sens de la féminisation de Littlefinger que j'avais déjà relevée pour la première partie de ce chapitre (et mon dieu, Bran le Bâtisseur pourrait être une Bâtisseuse !). 

 La relation de cette Corneille (= le vervoyant Stark "originel" ?) avec notre Blanche-Neige ne serait alors plus celle d'un prétendant occulte désirant une princesse et l'obtenant par procuration, mais celle d'une rivale : une jeune fille aimant elle aussi le "loup bâtard" mais rêvant d'être la princesse aimée, plus flamboyante, avec laquelle elle aurait tissé des liens à la fois d'amour et de haine, de jalousie et d'admiration.  

 Dans cette relation entre la "princesse" et la "Corneille", davantage que le lien entre Arya et Sansa pourtant présent en filigrane, il me semble qu'on retrouve ici les autres liens de sororité esquissés autour de cette dernière : Sansa en effet se cherche une soeur à sa convenance, et ne la trouvant pas en Arya, elle essaye plus ou moins explicitement avec Jeyne, Myrcella, Margaery et plus tard avec la rusée et bavarde Myranda Royce. Dans cette optique, le personnage de Myrcella défigurée et soeur de deux rois prend alors une autre dimension qu'il sera intéressante de considérer dans la suite de la saga, tout autant que les manigances de la riante et sympathique Myranda Royce guignant elle aussi Harry l'Héritier (comme Sansa). Sansa étant souvent décrite comme un petit oiseau chantant - ou une bête ailée - je suis tentée de voir en elle l'avatar lointain de la Corneille portant malheur à toutes celles qu'elle se choisit comme soeur à un moment donné, mais sa position de princesse persécutée brouille quelque peu le schéma. Il me semble que Sansa joue littérairement sur les deux tableaux, possiblement parce que les deux personnages, fonctionnant comme un couple insécable, ont joué un rôle déterminant pour la lignée Stark de Winterfell, et qu'en conséquence leurs traits et leur histoire vont se retrouver dans leur descendance, d'autant plus que les Stark de Winterfell voient sans doute ces traits constamment réactualisés par la proximité avec le barral du bois sacré et les os des morts dans les cryptes. Ou encore parce qu'une fois mariée à un ou plusieurs fils de la reine corbeau, notre "princesse" a viré corneille. Les "soeurs" de substitution qui croisent à un moment la route de Sansa sont toutes instrumentalisées et servent de substituts de "princesse" : Jeyne perd son identité de devient Arya Stark pour épouser le monstrueux Ramsay Bolton; Margaery remplace Sansa auprès de Joffrey et Myrcella n'est qu'un paravent aux ambitions d'Arianne.

 Troisième hypothèse encore plus sombre, dont une piste pourrait être suggérée dans Feu et Sang - le dernier volume-extension de la saga racontant l'histoire des rois Targaryen à Westeros : dans le premier volume paru, GRRMartin nous raconte l'histoire de deux princesses Targaryen jumelles, qu'on soupçonne à un moment d'échanger leur identité, chacune s'étant vu attribuer un "destin" allant à l'encontre de ses désirs et de son caractère. L'une très timide et studieuse devient septa et l'autre va à la cour et parvient à monter le vieux Balérion, la Terreur noire, le dragon d'Aegon le Conquérant puis de Maegor le Cruel. Cette troisième hypothèse consisterait donc en un "échange" de corps et d'identité entre deux jeunes femmes change-peaux. 

 

 Pour poursuivre dans ce thème de la "sororité" (ou d'"amies" très proches), Arianne Martell, qui voudrait faire de Myrcella une reine et cause sa défiguration, est elle aussi affublée d'un parent corbeau/barral, à savoir Doran Martell, que la maladie condamne à l'immobilité sur sa chaise roulante (comme le vervoyant reste prisonnier sur son trône en racines de barral), mais qui rumine sa rancunière mémoire jusqu'à en faire l'affaire de sa vie et celle de ses enfants. Au passage, Doran aussi a son "géant" meurtrier et d'une indéfectible loyauté, pour le protéger et le servir : Areo Hotah. Ainsi les Eyrié sont-ils perchés tel un oiseau blanc sur les épaules de la plus haute montagne de Westeros, la Lance du Géant. 

 Enfin, la piste d'une "mère corbeau" et d'une "fille corneille" - tout autant que celle de deux soeurs, ou encore les deux facettes d'un même personnage - pourrait également être suggérée par les deux formes de la lune dans la saga : la ronde et pleine, et le croissant aiguisé comme une serpe, qui ne sont pas cantonnés dans la saga au rôle de marqueur de temps qui passe. 

 Et justement... si je viens de parler de la corneille sous forme d'une femme aux cheveux noirs, une autre vision de Bran - cette fois lorsqu'il est dans la grotte des vervoyants - s'achève sur une femme aux cheveux blancs, corbeau blanc qui semble sortir du feuillage rouge du barral de Winterfell et tient une serpe en ses mains pour mettre à mort un prisonnier, aux pieds de l'arbre-coeur : 

 

  Soudain, sous ses yeux (ceux de Bran), un homme barbu força un captif à s'agenouiller devant l'arbre-coeur. Une femme aux cheveux blancs s'avança vers eux à travers une jonchée de feuilles rouge sombre, une serpe en bronze à la main.

 "Non, s'écria Bran, non, ne faites pas ça !" Mais ils ne pouvaient pas l'entendre, pas plus que son père ne l'avait pu. La femme empoigna le captif par les cheveux, lui crocha la gorge avec la serpe et trancha. Et, à travers le brouillard des siècles, l'enfant brisé ne put qu'observer tandis que les pieds de l'homme tambourinaient contre le sol... Mais alors que sa vie s'écoulait hors de lui en un flot rouge, Brandon Stark perçut le goût du sang.

(Bran III, tome 5 A Dance with Dragons)

 

 C'est cet homme sacrifié que je crois être le "loup bâtard" évoqué depuis la première partie de cette analyse. La femme aux cheveux blancs est-elle la même que la "corneille" aux longs cheveux noirs, mais plus vieille ? Est-elle son aïeule ? Ne tranchons pas ici, mais parions qu'elle est au moins l'Aïeule des Stark de Winterfell. 

 

 Le sujet est vaste et je ne m'étendrai pas davantage dessus, mais il me paraissait important d'y faire un détour avant de retourner à Sansa affrontant  dans un combat bien inégal lady Lysa, la reine-mère corbeau en son barral perchée.

 En effet, Sansa subit de la part d'un oiseau rageur et vengeur descendu de son trône une "tempête de mots", a "storm of words", ce qui tombe tout de même drôlement bien avec le titre de ce troisième tome que le présent chapitre conclut (presque), A Storm of Swords



05/04/2017
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