Sous leTrône de Fer. Petites analyses littéraires

Sous leTrône de Fer. Petites analyses littéraires

La reine-mère barral

 

 

 Marillion conduit donc Sansa à celle qui veut sa peau... pour l'offrir à sa progéniture. Non, ce n'est pas Jeyne Poole qu'on porte à l'écorcheur lord Roose Bolton pour qu'il la donne à son bâtard, mais ça se passe quand même sur la grande scène de Winterfell - pardon, des Eyrié. 

 

 Depuis son arrivée, la grande salle des Eyrié était toujours restée fermée. Pourquoi sa tante l'avait-elle ouverte ? En temps normal, elle préférait le confort de sa loggia ou l'atmosphère chaude et douillette de la salle d'audience de Lord Arryn, qui regardait sur la cascade. 

Deux gardes en manteau bleu ciel flanquaient, pique au poing, les portes de bois sculpté de la fameuse salle."Nul ne pénètre, tant qu'Alayne se trouve avec lady Lysa", leur annonça Marillion. 

 

 Dans cette grande salle, dans le tome 1 A Game Of Thrones, s'est tenu le premier procès de Tyrion - époux de Sansa. Le parallèle est d'ailleurs intéressant, puisqu'à ce moment-là, Tyrion était accusé par Catelyn de la tentative de meurtre sur Bran Stark - promis d'une certaine manière à la royauté dans le monde des Morts et dont on a vu les parallèles avec Robert Arryn - et Lysa Arryn en avait rajouté une couche en l'accusant du meurtre de lord Arryn, Main du Roi et suzerain du Val, une des Sept Couronnes (et donc roi en son propre royaume) : on était dans ce cas-ci en pleine répétition générale du procès pour régicide suivant la mort du roi Joffrey, où Cersei serait accusatrice et Tyrion à nouveau accusé (à tort), avec cette fois pour complice son épouse Sansa Stark (absente du procès, elle, puisqu'enlevée par Littlefinger).

 Si Sansa imagine d'abord - et le lecteur avec elle, vu qu'elle semble porter irrémédiablement malheur aux méchants fils de reines - qu'elle va devoir répondre de la crise violente du petit lord Robert Arryn, suzerain légitime du Val, il y a cependant une notable différence entre les procès vécus par Tyrion et la confrontation vécue par Sansa : Tyrion a un public nombreux à chaque fois, alors que pour Sansa, c'est le huis clos. A mon sens, c'est encore une manière de marquer la mort de Sansa Stark, quand Tyrion, lui, échappe justement toujours à cette mort en tant que Lannister (l'acharnement de Cersei à le faire traquer après son évasion est en creux une manière de le rendre bien vivant ; mais malgré ce qu'elle en dit, elle se désintéresse totalement de Sansa qui a pourtant été accusée d'avoir tué Joffrey). Sansa Stark est ici "jugée" comme le seraient les mortels descendus aux Enfers : elle devra notamment renoncer à son nom Stark et prendre l'identité d'Alayne Stone, ce qui sera concrètement marqué dans les tomes suivants, lorsque les chapitres consacrés à son point de vue porteront le titre "Alayne", contrairement à Tyrion qui - s'il cache son identité sous des noms fictifs - s'ingénie à révéler théâtralement sa véritable identité (à Griff le Jeune, notamment) ou bien est directement identifié comme Tyrion Lannister, même par des gens qu'il n'a jamais vus de sa vie (comme la Veuve du Front de mer à Volantis, et même Jorah Mormont). 

 

  Une fois que Marillion a barré les portes de l'intérieur, refermant le piège, Lysa apparaît, en majesté, telle une Cersei Lannister d'outre-tombe :

 

Lady Lysa occupait l'estrade, dans une cathèdre de barral sculpté, seule. A sa droite se dressait un second fauteuil, plus haut que le sien, sur le siège duquel étaient empilés des coussins bleus, mais lord Robert n'y trônait pas.

(...) Lady Lysa s'était parée d'une robe de velours crème et d'un collier de saphirs et de pierres de lune. Elle avait fait coiffer sa chevelure auburn en une grosse natte qui lui balayait une épaule. Elle ne bougeait pas de sa cathèdre, rouge et bouffie sous la peinture et la poudre qui la barbouillaient, les yeux fixés sur sa nièce qui approchait. Dans son dos, était suspendue au mur une immense bannière aux lune-et-faucon de la maison Arryn, crème et bleu.  

 

 Lysa Arryn trône donc en majesté, à l'instar de Cersei, mais pas sur ce qui semble le véritable trône, celui réservé au souverain. À la place, Lysa Arryn est sur le siège voisin, un peu plus bas, en bois de barral.

 C'est le moment d'approfondir cette histoire de barral, avant que le combat entre les deux championnes ne s'engage pleinement. 

 Lysa - avec sa face rouge et son maquillage qui lui fabrique comme une sorte de masque mortuaire - ses vêtements blancs et son immobilité sur le siège de barral apparaît sans équivoque comme l'antique barral à face au centre du bosquet de jeunes guerriers ou guerrières représentés par les "minces" colonnes. Les colonnes sont elles-même dépourvues de face, ce qui est normal en soi mais permet, dans le contexte du chapitre, de les rapprocher autant de jeunes barrals sans faces que des Autres (décrits comme "faceless" - "sans-visage" - dans le prologue du tome 1 A Game of Thrones), et donne à Lysa cette dimension de souveraine et gardienne des ombres des morts, des fantômes. 

 

(...)Sansa remonta le tapis de soie bleue que bordaient des rangées de piliers cannelés minces comme des lances. Le sol et les parois de la grande salle étaient revêtus d'un marbre d'une blancheur laiteuse et veiné de bleu. Des fusées de jour livides tombaient des fenêtres étroites en arceau qui ponctuaient le mur est. Entre chaque fenêtre étaient fichées des torches dans de hautes appliques de fer, mais aucune n'était allumée. Le tapis feutrait les pas de Sansa. Le vent, dehors, poussait des hululements solitaires et glacés. 

 Au sein de tous ces marbres blancs, les rayons du soleil eux-mêmes prenaient un air glacial..., mais bien moins glacial que celui de sa tante.

 

 GRRMartin emploie le mot "slim" pour qualifier ces colonnes, qui sert également principalement pour décrire des femmes dotées d'une certaine force physique et/ou de caractère (Osha, par exemple), des adolescents, des épées et des lances; l'Autre tué par Sam était ainsi qualifié "sword-slim". Cela permet de rapprocher ces colonnes d'une garde armée : la reine est bien entourée et on comprend qu'elle n'ait pas besoin que les vrais gardes - ceux en-dehors de la salle - y soient présents. La couleur blanche dans ce décor neigeux et glacé renforce la position dominante de Lysa, comme si le froid émanait directement d'elle pour contaminer tous les environs. 

 Au passage, je verrai dans ce coeur glacé des Enfers une petite référence au coeur de l'Enfer chez Dante : le diable trône, ses ailes diffusant des vents proprement glaciaux et dévorant un trio de pêcheurs, ceux qui ont commis les crimes les plus graves : régicide et parricide. 

 Si les couleurs sont proprement "barraliennes", il nous faut cependant remarquer que les barrals dans la saga ne sont ordinairement pas réputés pour diffuser du froid. Dans le tome 5 A Dance with Dragons, au plus fort de la tempête de neige dont Winterfell semble être le centre, le bois sacré où trône l'antique barral conserve au contraire une certaine douceur qui empêche le froid extrême de le gagner; et selon le légendaire des Fer-Nés, c'est à la dragonne des mers Nagga que le Roi Gris aurait pris le feu pour chauffer son palais, et les restes de cette dragonne ne seraient rien d'autre que les "os de Nagga", un grand bosquet de barrals dont il ne reste plus que les immenses troncs. Mais cette contradiction apparente n'en est peut-être pas une : on trouve en effet au centre du Mur, à Fort Nox, un très vieux barral qui pourrait tout autant avoir conservé sa chaleur et sa vie malgré la glace qui l'entoure, qu'être la "clé de voûte" qui diffuse le froid dans le Mur et maintient son coeur glacé. Au pied même du barral de Winterfell se trouve le seul étang d'eau froide alors que l'eau est chaude dans tous les autres.

 

~~

 

 D'autre part, si je ne l'ai pas encore souligné, peut-être certains d'entre vous s'en seront fait la réflexion : les couleurs de Blanche-Neige portées par Alayne/Sansa (blanc de neige, rouge des joues, et cheveux noirs) sont également celles d'un barral, mais un barral aux branches couvertes de corbeaux noirs ("raven") au lieu des feuilles rouges, comme l'est celui de Corneilla ("Raventree", 'Arbre-aux-corbeaux' en anglais), le château seigneurial des Nerbosc dans le Conflans, qui se couvre de corbeaux chaque soir. Le barral de Corneilla est mort et en voie de pétrification. 

 Sansa cache sa couleur naturelle auburn sous la teinture noire d'Alayne (dans le tome suivant - mais pas encore ici - il sera précisé que ça donne à Alayne des cheveux marrons et non pas noirs, ce qui permet de montrer à nouveau par des détails concrets une évolution littéraire et symbolique du personnage). Cela poursuit à mon sens la métaphore d'une Sansa ensevelie sous le manteau de la mort et représentée par "ce glaçon" d'Alayne, pour reprendre l'expression de Marillion. Noir sur rouge, rien ne bouge !

 Avec ses cheveux auburn, Lysa semble quant à elle rester dans les couleurs des barrals vivants - bien que comme le remarque Catelyn dans le tome 1 A Game of Thrones, ce soit la seule chose qui n'ait pas changé chez Lysa, tout ce qui faisait la jeune et jolie demoiselle qu'elle était ayant complètement disparu. Le rouge de sa chevelure pourrait donc jouer le même rôle que les corbeaux noirs de Corneilla : un être qui s'accroche encore à un filet de vie mais qui est déjà irrémédiablement marqué par la mort. Une mère qui donne encore le sein à son fils de huit ans, mais dans le même temps l'empoisonne en l'empêchant de quitter le nid et voler de ses propres ailes.

 

 Si la "reine" Lysa représente bien un barral en voie de pétrification, la conservation de son "feuillage rouge" permet également de la rapprocher des barrals vivants dont le même feuillage rouge dissimule à la vue des nuées de corbeaux ("raven") noirs qui n'hésitent pas à attaquer, comme on le voit lorsque Sam, Vère et son bébé cherchent à passer au sud du Mur et que des nuées d'oiseaux s'en prennent aux morts animés qui les traquaient.

 

 Sam entendit les sombres feuilles rouges du barral bruire et s'entre-chuchoter des choses en une langue inconnue de lui. (...) Des corbeaux ! Ils se trouvaient dans l'arbre-coeur, perchés par centaines, par milliers, sur ses branches à la blancheur d'os, à épier entre les feuilles. Il vit leurs becs s'ouvrir pour crier, il vit se déployer leurs noires ailes. Il les vit, stridents et furieux, fondre en nuées battantes sur les créatures. 

 (Sam III, tome 3 A Storm of Swords)

 

 Le barral - décrit au début du chapitre sus-cité comme pourvu d'une bouche géante (garnie) - se comporte comme une mère ogresse qui procurerait nourriture et abri à ses enfants, les oiseaux noirs, avant de se servir d'eux comme d'une arme. 

 On commence alors à soupçonner que Lysa a aussi envoyé ce matin-là au jardin son Robinet Chéri en première ligne, afin qu'il s'interpose entre Sansa et Littlefinger, et revendique la demoiselle avec le château; à tout le moins, si elle ne l'a pas envoyé dehors, elle l'a laissé sortir dans la neige et le froid, "sans gants", en prenant le risque de la crise ou de la maladie, ce qui serait proprement incompréhensible de la part de cette mère protectrice à l'excès - dont on sait qu'elle a observé la scène - si l'enjeu n'était pas Petyr Baelish. 

"Il est à moi", proclame Lysa. 

J'ai déjà assez longuement évoqué le petit Robert comme un petit oiseau empêché de voler hors du nid dans un des articles précédents, je ne reviens donc pas dessus. Plus tard, ce n'est pas un garde quelconque, ni une servante, ni même le mestre, que Lysa a envoyé chercher Sansa pour la conduire à elle, mais son second oiseau favori, le chanteur Marillion, qui ne se prive pas de "chanter" la mort de sa proie. Le troisième oiseau (Littlefinger) ne surgira pas directement d'elle à première vue, mais par la "porte du seigneur" et sans qu'elle s'y attende; or la "porte du seigneur" est également une métaphore sexuelle pour désigner le vagin : autrement dit, Littlefinger est bien lui aussi mis sur le même plan symbolique que Marillion et Robinet chéri, il est le troisième petit oiseau sorti des jupes de sa mère, ce qui n'est pas sans rappeler une boutade que lance Jaime Lannister à Catelyn qui vient le délivrer de sa prison de Vivesaigues, sur les antiques Rois de l'Hiver qui auraient eu l'habitude de se cacher sous les jupes de leur mère.

 

 En renfort de ce parallèle entre Lysa et l'énorme barral d'au-delà du Mur dont j'ai parlé plus haut, non seulement Lysa a visiblement grossi et n'est plus la jeune fille mince que Catelyn avait connue jusqu'à l'adolescence, mais encore, elle est une mère nourricière au téton "rouge" sur un sein "blafard" ("pale" dans le texte original, une couleur qui se rapporte dans la saga aux vers de tombes et aux racines de barrals; "lord pale" est une des manières dont le petit Bran nomme le vervoyant Freuxsanglant incrusté dans les racines de son barral, sous terre) qui "chuchote" ("whisper" dans le texte) à l'oreille de son enfant-poupée : 

 

"N'aie pas peur, mon bébé chéri, lui chuchota-t-elle. Maman est là, il ne peut rien t'arriver de mal." Ouvrant son déshabillé, elle en extirpa un lourd sein blafard à bout rouge, le marmot s'en saisit avec avidité et, la face enfouie contre la poitrine de sa mère, se mit à téter, pendant qu'elle lui caressait les cheveux. 

 (Catelyn VI, tome 1 A Game of Thrones)

 

  Si l'arbre de Corneilla ne semble plus nourrir personne, mort et desséché qu'il est, la métaphore de la mère nourricière est cependant bien présente et paraît même au centre de la très longue querelle qui oppose les Nerbosc ("Blackwood", "bois noir" en anglais) seigneurs de Corneilla, aux Bracken leurs voisins et adversaires immémoriaux : parmi les terres disputées entre les deux familles, figurent en effet deux collines appelées les "mamelons de Barba (Bracken)" qui furent attribués aux Nerbosc lorsque le roi Aegon IV Targaryen délaissa sa maîtresse Bracken pour prendre une Nerbosc (par le plus grand des hasards, le fils né d'Aegon IV et Melissa Nerbosc n'est autre que Freuxsanglant, le vervoyant qui sert de mentor à Bran Stark dans sa grotte et que Bran considère comme la Corneille à Trois Yeux). Les "Mamelons de Barba" furent renommés les "Mamelons de Missy", diminutif de Melissa.

 D'autre part, les Nerbosc accusent les Bracken d'avoir empoisonné le barral et de l'avoir ainsi tué. Des poisons, il y en a de différentes sortes dans la saga : l'étrangleur, qui réduit au silence et coupe le souffle; les "larmes de Lys", qui est incolore, inodore et sans saveur et tue en prenant l'apparence d'une gastro-entérite; mais une réflexion de Cersei faisant la leçon à Sansa, qui vient d'avoir ses règles, pourrait nous mettre sur la voie de ce qu'a pu être cet empoisonnement :

 

- Tout le monde veut être aimé.

- Je vois que la floraison ne t'a pas rendue plus brillante, lâcha Cersei. Permets-moi, Sansa, de partager avec toi un rien de science féminine, en ce jour très particulier. L'amour est un poison. Un poison certes délicieux, mais qui n'en est pas moins mortel.

(Sansa IV, tome 2 A Clash of Kings)

 

 Sansa a pourtant elle aussi largement raison : l'amour pour l'autre et le désir d'être aimé en retour - par une mère, un père, un partenaire légitime ou non, un fils ou une fille... - sont les principales motivations des différents protagonistes, marquées littérairement dès le premier tome par Jaime Lannister poussant le petit Bran dans le vide au nom de son amour pour Cersei, et contre son tout premier réflexe de le secourir.

 

 "Ta main, dit [Jaime], avant que tu ne tombes."

 (...)

"Ce que me fait faire l'amour, quand même !" lâcha [Jaime] d'un air écoeuré. Puis il poussa Bran.

 (Bran II, tome 1 A Game of Thrones)

 

 Cela signifie-t-il que dans le lointain passé et à l'origine de leur inimitié, il y eut un amour entre Nerbosc et Bracken ? Entre le corbeau Nerbosc et l'étalon Bracken ? Un Bracken a-t-il été le chevalier servant - le chien - d'une Nerbosc ? Ou l'a-t-il au contraire violée ? Etait-ce un amour sans espoir ? Il ne m'est pas possible de répondre actuellement à cette question, mais je soupçonne une histoire qui ressemble à la chanson qu'imagine composer Marillion sur une certaine "rose de talus" qui suscitait amour et désir mais dont le coeur restait de glace... ou de pierre. Comme Cersei qui utilise ses amants successifs à ses propres fins.

 Ajoutons à cela que le thème du chevalier servant d'une belle oiselle se retrouve également assez subtilement suggéré du côté des Royce, dont le nom est à rapprocher de la rose (en vieil anglais, on dit "royce" pour "rose"), comme celle offerte par Loras Tyrell - le chevalier des Fleurs - à Sansa Stark, ou celles offertes par Rhaegar Targaryen à Lyanna Stark. Dans le tome 4 A Feast for Crows, Sansa cachée sous l'identité d'Alayne Stone, se souvient du passage de lord Yohn Royce avec son fils Waymar (le tout premier mort de la saga, victime des Autres, dans le Prologue du tome 1 A Game of Thrones) à Winterfell : elle avait été amoureuse du fils qu'elle voyait comme une incarnation des vaillants chevaliers de chansons. Ce souvenir lui fait alors hésiter à se jeter aux pieds de lord Yohn Royce et profiter de sa venue aux Eyrie pour lui révéler son véritable nom et se mettre sous sa puissante autorité, en comptant justement sur sa réputation de loyauté et l'idée qu'elle se fait du seigneur chevalier protecteur. Durant son bref séjour aux Eyrie, Yohn Royce ne fera effectivement pas mentir cette réputation, mais Alayne Stone ne se dévoilera pas comme Sansa Stark. 

 

˜˜

 

 Le barral en voie de dessèchement est donc assoiffé - d'amour à ce qu'il paraît - mais à défaut, il s'abreuve de mensonges et de poisons aussi délicieux que les vins de la Treille : Lysa comme Cersei abusent en effet toutes les deux du vin, ce qui a pour effet de les faire grossir, ou plutôt "enfler", en plus de les empoisonner à petit feu. La consommation qu'en fait Cersei dans le tome 4 A Feast for Crows accompagne le grandissement de sa folie paranoïaque et devient une part de sa déchéance morale, physique et sociale : mêlé à toutes ses manigances, le vin est symboliquement l'instrument de sa chute, comme il symbolise également la chute de Tyrion qui va jusqu'à exprimer son désir de mourir noyé dans le vin. Histoire de bien souligner le lien entre le vin, la déchéance et la mort, c'est tout tassé dans un petit tonneau que Tyrion est livré directement dans le cellier de maître Illyrio, au début du tome 5 A Dance with Dragons. Et c'est dans le même chapitre qu'il lâche un moment sa coupe pour cueillir des champignons vénéneux, dans le jardin du même Illyrio. 

 De la même manière, le vin bu par Lysa avant sa confrontation avec Sansa semble responsable de ses propres aveux et par là-même de la nécessité où Littlefinger se trouve de la tuer : 

 

 C'est qu'elle est ivre, ou qu'elle est folle ? (...)

Littlefinger se rapprocha. "Tu as encore touché au vin ? Tu ne devrais pas te montrer si bavarde. Nous ne tenons pas à ce qu'Alayne en sache plus qu'elle ne devrait, n'est-ce pas ? Ou Marillion ?"

 

 

 Si Cersei n'est jamais métaphorisée en barral aussi clairement que Lysa, on a cependant déjà relevé de nombreux parallèles entre elles, et j'évoquerai ici brièvement le chapitre du "Bal de la reine" : le "Bal de la reine" est une grande salle d'apparat du Donjon Rouge, moins prestigieuse que la salle du trône ou que la grande salle de la tour de la Main, mais où les reines consorts peuvent recevoir et donner des fêtes en "petit" comité ("petit" relativement aux autres salles où le faste et le pouvoir royal au masculin s'exhibent); la reine Cersei y a notamment présidé un festin donné pour les mères, les épouses et les filles de seigneurs et chevaliers engagés dans la bataille de la Néra, la nuit de cette bataille. Elle y était vêtue entièrement de blanc, les joues rougissant au fur et à mesure du vin bu, et avait livré une joute symbolique contre Sansa - qui occupait la place d'honneur à ses côtés comme fiancée de Joffrey - la menaçant de mort par le bourreau Ilyn Payne armé de l'épée Glace. Cersei avait cependant fini par quitter la place, laissant Sansa seule reine des lieux (à rassurer les convives présents et prendre des décisions) avant que celle-ci ne les quitte à son tour pour s'enfermer dans sa chambre, en haut de sa tour, sur les conseils murmurés de Dontos, le chevalier déchu devenu bouffon et manipulé par Littlefinger (au passage, si Cersei n'a pas trois fils, elle a trois "monstres" qui gravitent autour de Sansa : Joffrey, Ilyn Payne et le Limier, tous trois réunis dans le tout premier chapitre consacré à Sansa, où ni Jaime ni Tommen n'apparaissent alors qu'ils sont bien présents dans le convoi royal).

 

 "Que chacun se lève en l'honneur de Sa Grâce, Cersei Lannister, reine régente et Protectrice du Royaume !" proclama l'intendant royal.

Aussi neigeuse que les manteaux de la Garde était la robe immaculée dans laquelle celle-ci fit son entrée. (...) Le blanc lui conférait un merveilleux air d'innocence, un air presque virginal, mais ses joues étaient comme piquetées d'infimes rougeurs. 

 (Sansa V, tome 2 A Clash of Kings)

 

 Cersei ne porte pas une touche de bleu, mais le vert des émeraudes et de ses yeux s'avive et flamboie dans un parallélisme suivi avec le vert meurtrier du feu grégeois ("wildfire" - "feu sauvage", plus exactement) utilisé lors de la Bataille de la Néra. Le vert chez Cersei est un équivalent littéraire du bleu glacé des Autres, ne serait-ce que parce que comme le feu, la glace "brûle", ou comme un bête fauve elle mord. Le feu grégeois étant principalement décrit par une abondance de métaphores animales - qu'on retrouve jusque dans son nom original - il se comporte littérairement comme la glace : il brûle et mord. Toute la scène du Bal de la reine peut alors se lire comme la même scène qui oppose Sansa et Lysa, mais déplacée dans un lieu et un contexte différents, malgré que le fond du propos soit identique.

 Par ailleurs, il y a une autre scène où Cersei est assimilée à une reine glaçante - qui fait "geler les roses" (sic) - en présence de son fils le roi Tommen et de sa bru Margaery Tyrell, alors que Tommen vient de montrer quelques velléités pour grandir et s'émanciper à son niveau en s'entraînant dans la cour du Donjon Rouge à courir la quintaine, un exercice spécial pour les chevaliers et futurs chevaliers (le jeu consiste à frapper avec une lance un mannequin pivotant sans prendre dans la tête le retour de bâton) : 

 

 "Tommen will be the champion, the champion, the champion."

 "When he is a man grown," said Cersei.

 

 

  La confrontation entre la vieille reine et la plus jeune - entre Blanche-Neige et sa marâtre, ou entre Sansa et Lysa - s'inscrit donc pleinement dans l'imagerie et la mythologie propres à la saga, avec deux championnes qui portent la marque des oiseaux, des bêtes fauves, des barrals et autres végétaux, et des Autres. 



04/04/2017
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