Sous leTrône de Fer. Petites analyses littéraires

Sous leTrône de Fer. Petites analyses littéraires

"Un bon, une brute, un truand", trois têtes à la corneille

 

 

 

 Les bonnes résolutions de Sansa d'obtenir son renvoi de ce royaume des morts (ou plutôt d'obtenir l'union avec l'amant qu'elle s'est choisi) n'iront pas jusqu'au passage à l'acte : quand dans la première partie elle répondait à l'appel de la neige et sortait au jardin, elle attend ici passivement le baiser libérateur du prince charmant et Marillion se pointe, porteur de la convocation de lady Lysa, faisant retomber comme un soufflé le courage de la demoiselle. 

 

Ce n’est qu’en fin d’après-midi qu’elle fut convoquée. Elle avait eu beau rassembler son courage toute la journée, Marillion ne se fut pas plus tôt présenté à sa porte qu’elle recouvra sa pleine et entière pusillanimité.

 

 "Pusillanimité" traduit l'anglais "all her doubts" - "tous ses doutes"- qui n'a pas tout à fait les mêmes nuances puisque les doutes sous-entendent une réflexion et des interrogations de la part de Sansa, là où la pusillanimité met en valeur l'absence de courage et suggère une certaine mesquinerie. Des doutes et des peurs, elle peut en avoir : Marillion a tenté de la violer le soir du mariage de Lysa et Littlefinger et la description qui suit n'a rien de rassurant.

 Marillion est le barde et favori de Lysa Arryn, au grand dam des seigneurs bannerets du Val dont il se moque copieusement dans ses chansons. Il a un indéniable talent, mais la faveur dont il jouit auprès de la suzeraine lui fait abuser de sa position : Sansa n'est pas sa seule proie et plusieurs servantes ont déjà fait les frais de son harcèlement. La description du personnage à travers les yeux de Sansa est intéressante car elle souligne des ambiguïtés déjà présentes chez Littlefinger et qui en font une sorte de double de ce personnage (sans oublier les similitudes avec Joffrey).

 

Avenant, Marillion l'était, indubitablement, avec ses airs d'adolescent, sa sveltesse et sa peau veloutée, sa blondeur cuivrée, ses souris charmeurs.

 

Les cadeaux précieux qu'il reçoit de lady Lysa - dont des objets ayant appartenu au défunt lord Arryn - me l'ont dans un premier temps fait apparaître comme jouant la maîtresse officielle du "seigneur" (on pense à l'histoire de la maîtresse de lord Lannister, père de Tywin, qui s'habillait avec les robes et les bijoux de la défunte lady Lannister et que Tywin avait durement punie en la renvoyant au pire de la condition de prostituée). Le côté efféminé se retrouvait déjà chez Littlefinger ayant rasé son bouc à la demande de Lysa, ce qui m'avait permis un parallèle avec Qarl Pucelle l'amant-prédateur très viril et imberbe d'Asha Greyjoy. Mais Marillion n'est justement pas l'amant de Lysa, pour ce qu'on en sait, et le fait de lui offrir le faucon personnel de lord Arryn serait plutôt une manière de l'inscrire dans une filiation symbolique et de se venger ainsi de son vieux mari imposé en distribuant ses possessions de prestige à des personnes de basse extraction, des bâtards (cela dit, ce n'est pas incompatible avec le fait qu'on puisse assimiler Marillion à un prostitué; l'ambiguïté elle-même fait sens dans la mesure où les parents de cette société féodale ouestrienne prostituent bien leurs enfants, garçons ou filles, en les vendant selon leur intérêt propre qui se confond parfois avec celui du clan).

 Son "air d'adolescent", qui traduit "boyish" ("comme un garçon"), va dans le sens d'une identification à un fils. Un fils à peu près de l'âge qu'aurait eu le bébé conçu avec Petyr Baelish et dont Lysa avait été forcée d'avorter par son père. 

 D'autre part, par son chant, Marillion se classe du côté des oiseaux murmureurs, ceux qui divertissent, flattent mais aussi conseillent, et ses moqueries à l'encontre des prétendants de lady Lysa le placent dans la lignée de "l'oiseau moqueur". S'il n'est pas question de démontrer ici qu'il serait le fils caché de Baelish, on pourrait cependant voir en lui une version rajeunie de Petyr. 

 Son comportement avec les filles, sa beauté et sa juvénilité le rapprochent également du prince Joffrey. Cela force à s'interroger sur les rapports véritables entretenus entre Lysa et Petyr : Lysa ne verrait-elle pas son mari comme un fils à couver autant que comme un partenaire ? En effet, j'avais interprété dans le précédent article la barbe rasée de Petyr comme le signe d'un changement symbolique de genre, mais le désir de Lysa que son tout nouvel époux se rase la barbe peut correspondre à son désir d'effacer les "années Arryn" et de reprendre son histoire là où elle s'était arrêtée, donc à l'adolescence de Petyr. Le temps a cependant passé et apposé sa marque : en particulier, Lysa a vécu une série noire d'avortement forcé et de fausses couches qui l'ont transformée en mère si possessive qu'elle est prête à tuer quiconque veut lui retirer son fils, maintenu dans une dépendance et un état infantile extrême. Nous apprendrons plus tard que le mariage avec Littlefinger a éloigné Lysa de son fils : dans cette configuration, Littlefinger est venu s'ajouter symboliquement à Marillion et Robinet chéri pour occuper la place d'un troisième fils - le préféré. Le trio Marillion-Littlefinger-Robert (Sansa les associe explicitement dans le texte) reforme un trio de fils déjà présent dans les rapports que Catelyn entretient avec les siens : il y a l'aîné (l'héritier au "coeur d'artichaud"), le cadet (le préféré, le plus liant et intelligent) et le petit dernier (l'abandonné; et d'ailleurs, Catelyn compare le petit Robert à son propre dernier fils, Rickon).

 Le thème n'est pas isolé puisqu'en allant regarder du côté des frères Baratheon, on trouve une trilogie semblable où chacun revêt une apparence spécifique, selon l'ancien armurier des Baratheon : Robert "le bon acier", Stannis "le fer inflexible" et Renly "le cuivre brillant et trompeur". On en retrouve également une variation pleine d'humour dans le chapitre de l'élection du nouveau roi des Îles de Fer, dans le tome 4 A Feast for Crows : sans former le moins du monde une fratrie, les trois premiers candidats portent chacun une caractéristique précise (avec chacun un attribut spécifique des Stark) : l'un est un rêveur fou ("fool") mais sympathique qui promet la lune ou son équivalent, il a la figure allongée et sérieuse de certains Stark (dont Eddard); l'autre était autrefois un puissant et brutal guerrier qui maniait un énorme marteau de guerre, il est aujourd'hui très vieux et impotent mais le cache derrière une apparence d'ours blanc avec une barbe bien touffue (comme d'autres rois des cryptes de Winterfell); le troisième est un beau parleur qui veut séduire son auditoire comme un chanteur - en rappelant les faits héroïques et oubliés du passé de son lignage - et il arbore Pluie Pourpre, son épée valyrienne. Euron Greyjoy se fera élire en réunissant en lui les trois traits : aller décrocher la lune (Daenerys et ses dragons), montrer sa puissance en faisant sonner le cor Dompte-dragon (au bruit insoutenable), prouver son "héroïsme" en distribuant sans compter les richesses pillées lors de ses années de piraterie. Et lui a une caractéristique Stark en sus : son lien au moins symbolique avec la Corneille, qui s'exprime de diverses façons dont les plus visibles sont son surnom "Oeil-de-Choucas" et son blason personnel sur lequel figurent deux corneilles, une couronne et un oeil rouge. 

 Et bien sûr, il y a Daenerys Targaryen, dont un des enfants dragon - Drogon - devient le partenaire quasi amoureux. Trois enfants a la Mère des dragons.

 Mais revenons à Sansa et aux Eyrié.

 

~~

 

 Pas de bol, donc, pour notre princesse, Marillion manquait au tableau et voilà que la chose est réparée ! La journée n'eût pas été complète sans le troisième élément du trio de tous les dangers : Robert, Marillion, Petyr, trois hommes, trois fous à leur manière, trois oiseaux de malheur. Trois fils d'une reine du passé des Stark ? Une reine au "sang de corneille" ? 

 Hop ! en scène les enfants !

 Dans le premier acte, c'est un "loup bâtard" qui appelait Sansa au jardin. À présent c'est un oiseau pervers - la "voix de sa maîtresse" - qui la mène à la reine. Marillion joue le régisseur dans les coulisses qui userait de son pouvoir pour se taper les petites mains et les seconds rôles prometteurs. Il fait même des promesses de composition spéciale pour Alayne, sans doute parce qu'il rêverait de devenir auteur et metteur en scène de sa pièce là où il est soigneusement cantonné à une rôle de subalterne : 

 

"Autant que vous le sachiez, je suis en train de composer une chanson nouvelle. Une chanson si suave et si triste qu'elle fera fondre votre coeur lui-même, ce glaçon. La rose du talus, je compte l'intituler. Il y est question d'une jouvencelle née de la main gauche et si belle qu'elle ensorcelait tous ceux dont les yeux se posaient  sur elle."

 

 "Rose du talus" traduit "roadside rose" - "la rose du bord de la route". Le barde joue ici au prince ménestrel, ce qu'était Rhaegar, celui qui faisait pleurer d'émotion les jeunes gens et qui avait justement "erré" sur les routes du Conflans avec une de ses groupies, groupie peut-être ramassée sur la route entre Port Real et Winterfell. Au passage, on a bien une jolie allusion à Lyanna Stark, comme rose de l'hiver, mais aussi à ce que pourrait être une part du réel "Coeur de l'Hiver" : une rose laissée sur le "bord de la route", séparée de son "prince promis" par des murs de glace et de neige, et devenue elle-même "Vierge de neige glacée" errante (ce qui rappelle aussi la légende de la Reine de la nuit, la femme cadavre qui erre au nord du Mur dans la légende du Roi de la nuit). "Rose du bord du chemin" pourrait aussi désigner les prostituées, ces amantes de passage offertes à tous les hommes, celles qu'on prend et qu'on jette : pour Marillion, c'est une manière de rabaisser Alayne qui l'a rebuté, sous prétexte de la célébrer. Pour GRRMartin, ce serait une manière de suggérer au lecteur de s'intéresser aux "putes", à leur destination et aux similitudes de leurs histoires avec celle des princesses et des reines. Par le plus grand des hasards, c'est précisément sur le bord de la route que Tyrion avait trouvé sa première épouse Tysha, que Tywin Lannister avait condamnée à être violée par toute sa garnison puis par Tyrion lui-même. Sansa cherche son prince charmant, Tyrion sa princesse. 

 

J'aimerais mieux plutôt qu'on me remarie à Tyrion.

 

... pense Sansa qui cherche un moyen d'échapper à Robinet chéri, avant que Marillion n'apparaisse.

 Marillion ignore sans doute jusqu'à quel point sa proposition indécente est lourde de sens pour l'histoire de Sansa Stark, et nous verrons là l'art de GRRMartin pour donner aux mots prononcés par ses personnages une plus grande portée qu'il n'y parait. 

 

 La gloire promise par  Marillion contient une menace (bien consciente de la part du chanteur, cette fois): en effet, les autres chansons qualifiées de "sweet and sad" ("suaves et tristes") ailleurs dans la saga, ne parlent que de morts tragiques de dames et/ou de leur chevalier servant. On est ainsi fondé à penser que le barde annonce à sa proie, avec tout le mauvais esprit dont il est capable, une fin analogue à celle des héroïnes de chansons : une chute mortelle du haut d'une tour, puisque généralement, c'est la manière dont finissent les princesses de chansons tragiques. Comme il s'adresse à Alayne, la fille bâtarde de Littlefinger, Sansa a le bon goût de répliquer en pensées qu'elle est une Stark de Winterfell... et de réagir comme Arya : une Stark de Winterfell ne se jette pas du stupide haut d'une stupide tour; et là, l'honnêteté nous oblige à préciser que justement, dans une des chansons de Bael de Barde, racontée à Jon Snow par la sauvageonne Ygrid, une princesse Stark se jette bien du haut d'une tour après la mort de son ancien amant de la main de son propre fils. Cela signifie que l'ambiguïté des Stark et les zones d'ombre de leur histoire sont une réalité. Si Sansa a eu la tentation plus d'une fois de se jeter du haut d'une tour lorsqu'elle était prisonnière des Lannister au Donjon Rouge, quand elle se prenait pour une héroïne de chanson, jamais elle n'a franchi le pas, empêchée à chaque fois par Sandor Clegane, le Limier.

 La réplique de Sansa à Marillion reste donc une pensée et ne franchit pas ses lèvres, et le contexte pourrait lui ajouter un tout autre sens que celui qu'elle y place : 

 

"Il est question d'une jouvencelle née de la main gauche (="baseborn" en vo) (...)"

 Je suis une Stark de Winterfell, mourait-elle d'envie de lui asséner. Mais elle se contenta de hocher du chef et se laissa escorter par lui jusqu'au bas de la tour et le long d'un pont.

 

 Voilà, au pied de la lettre, Sansa est en train de dire que la lignée des Stark de Winterfell est une lignée bâtarde. C'était déjà elle qui - dans le tome 1 A Game Of Thrones - avait permis à Eddard Stark de comprendre que les enfants officiels de la reine Cersei et du roi Robert n'étaient pas de Robert. La bâtardise des Stark pourrait venir d'une "contamination" du sang du "loup bâtard", mais Joffrey, Tommen et Myrcella sont des bâtards de la reine et non du roi. Autrement dit, notre princesse ancienne qui en pinçait pour son bâtard de roi (mettons Gendry), se serait retrouvée forcée d'épouser un bâtard de reine (Joffrey), dont le père aurait été de "basse" extraction (basse par rapport au "roi", comme lord Baelish l'est par rapport aux Arryn, par exemple).

 

 Mieux, dans ce lointain passé, cette "jouvencelle à la beauté ensorcelante" sortie de l'imagination de Marillion pourrait être en fait un jeune homme dont la beauté séduisait toutes les filles, comme Joffrey séduit Sansa au début, ou comme le chevalier Loras Tyrell (qui n'est pas un bâtard mais un chevalier qui triche et ment à l'occasion), ou plus encore comme Tyrion pressent le potentiel de Griff le Jeune. Tous ces jeunes et brillants "princes" conservent une part enfantine dans leur apparence qui fait les traits moins nettement marqués et facilite la confusion avec les jeunes filles. 

 La "roadside rose" - "rose du talus" - peut d'ailleurs se lire autrement que je ne l'ai fait : dans une des visions de Daenerys à l’Hôtel des Nonmourants, le bâtard Jon Snow est identifié comme la rose bleue qui s'épanouit dans un mur de glace et embaume l'atmosphère. De plus, ceux qui ont l'habitude de sillonner les routes en dormant sur le bord du chemin et en louant leur bras, leur épée et leur vie au plus offrant, comme des prostitués, ce sont les chevaliers errants. Du genre que croise la preuse Brienne lorsqu'elle est en quête de Sansa, et qu'elle se fait elle-même chevalière errante (par effet d'ironie, pour ne pas nommer Sansa, Brienne prétend qu'elle cherche "sa soeur", dont on lui dit qu'à errer sur les routes elle n'est sûrement plus vierge à présent). Ou du genre de Duncan le Grand, héros d'une série de courts romans qui se déroulent à Westeros, un petit siècle avant la saga. Et de nouveau, nous voyons émerger l'image d'un Blanc-Neige dont les bardes et leurs chansons auraient transformé l'histoire pour se conformer aux attentes d'un auditoire pour lequel la fleur qu'on cueille est forcément une femme et le cueilleur un homme. Pourtant, dans l'histoire de Jon Snow, c'est toujours lui qui se fait cueillir, en particulier par Ygrid qui le dépucelle (et lui sauve ainsi la vie), dans le tome 3 A Storm of Swords. Par ironie, le prince Rhaegar pourrait bien s'être fait lui aussi cueillir par Lyanna Stark sur les routes du Conflans et ne pas du tout l'avoir enlevée ! 

 Dans ce cadre, la "roadside rose" devient l'adversaire des "trois têtes de la Corneille" (c'est dans la suite de l'analyse que j'étudierai les liens symboliques étroits entre Lysa et ce que j'appelle "la Corneille"), mais aussi celle dont ils convoitent le parfum, ou la force, selon le point de vue qu'on préfère. Et la "princesse promise" est celle qui vient tenter de le libérer... à moins qu'en vrai elle n'ait commis une trahison et ait choisi une couronne à la place de la rose. Il y a chez Sansa une ambiguïté qui se manifeste pleinement dès le tome 1 A Game of Thrones, lors du tournoi de la Main, alors que séduite par le Chevalier des Fleurs Loras Tyrell, qui lui a offert une rose rouge au moment des joutes, elle demeure en même temps éblouie par son prince Joffrey qui la régale au banquet du soir, dans le même chapitre. Et nous avons déjà vu que derrière Joffrey il y a la venimeuse Cersei, et derrière Loras se trouve la piquante Reine des épines, Olenna Tyrell. 



04/04/2017
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