Sous leTrône de Fer. Petites analyses littéraires

Sous leTrône de Fer. Petites analyses littéraires

"Qui t'amène en ces lieux, mortelle présomptueuse ?"

 

 

 

 

 

 Après que le rideau est tombé sur la scène précédente - Blanche-Neige dans son cerceuil, Robert Arryn en crise, le château de neige détruit et la tête de la poupée de chiffons ornant les décombres - Sansa retourne dans sa loge-chambre. Retour à la case-départ-touchez-vingt-mille-dragons-d'or, qui marque le second acte de ce chapitre.

 La situation n'est cependant pas tout à fait identique, il s'est passé des choses dans ce premier acte, et la différence est notée par le feu qui brûle dans la cheminée : la chambre est passée de tombeau "noir et froid" à une apparence de lieu de vie avec de la chaleur. Le retour en coulisses est alors marqué par le retrait d'une partie du costume de scène, en l'occurrence le manteau (celui avec la fourrure de renard) et les bottes tout humides, en d'autres termes tout trempés de neige, des baisers du bâtard mort (on se souvient que plus tôt dans le chapitre, Sansa comparait les flocons de neige aux baisers d'un amant). Le manteau dans la saga est associé au mariage et on a vu dans la première partie du chapitre comment Sansa se retrouvait la proie de plusieurs prétendants et épouse-cadavre d'un loup bâtard (témoin forcé ?) et de deux oiseaux violeurs. Quant aux bottes - ou ce qu'on porte aux pieds - il semble que cela fasse également partie de la panoplie de mariage de la princesse : une chanson populaire du coucher des époux commence par "la reine retira sa sandale et le roi sa couronne", et lors du mariage à Winterfell de Jeyne Poole (l'amie d'enfance de Sansa qu'on fait passer pour Arya Stark) avec le bâtard Ramsay Snow-Bolton, l'attention de Theon s'attarde un instant sur ses légères pantoufles inadaptées au temps froid et neigeux.

 

On l'avait habillée de blanche laine d'agneau bordée de dentelle. Ses manches et son corset étaient brodés de perles d'eau douce, et, à ses pieds, elle portait des sandales en daim blanc - jolies, mais point chaudes. Elle avait la face blême, exsangue. 

 Un visage taillé dans la glace, songea Theon Greyjoy en lui drapant les épaules d'une cape bordée de fourrure. Un cadavre enseveli sous la neige. "Madame, il est l'heure." Par la porte, la musique les appelait, le luth, la cornemuse et le tambour.

(Le Prince de Winterfell, tome 5 A Dance with dragons)

 

 Sur le même thème que celui joué par Sansa et à demi rêvé, la réalité vécue par Jeyne Poole révèle l'horreur du conte de la princesse endormie : de l'autre côté de la porte, on entend la musique, mais sans équivoque, c'est une victime qu'on conduit au sacrifice et le mariage est une mise à mort où la mariée est conduite à l'arbre-coeur, cernée par des témoins aux allures de fantômes, avant d'en devenir un elle-même : après le festin de mariage où elle est aussi pâle qu'une morte, Jeyne Poole ne réapparaîtra plus en public, actant concrètement sa mort au moins sociale, si ce n'est physique. Nous accorderez-vous un tour de danse, lady ? 

 Les chaussures en peau de daim étaient déjà celles de Sansa à son mariage avec Tyrion, des chaussures offertes comme le reste de sa tenue par la reine Cersei, et qui avaient "des prévenances et des douceurs d'amant" (tandis que les lacets de sa robe l'empêchaient de respirer, ce qui n'est pas sans rappeler un des cadeaux de la méchante reine dans le conte de Blanche-Neige : une ceinture qui la serre jusqu'à l'étouffer). Au cours de son mariage, Sansa se laisse entraîner par la musique et danse au rythme des tambours : elle devient alors la proie de tous les hommes présents, que leur manipulation soit galante (comme Garlan Tyrell), courtoise (comme Kevan Lannister) ou cauchemardesque lorsque Joffrey lui promet de la violer régulièrement. Joffrey dont les grosses lèvres rappellent à Sansa son avidité (et qu'Arya compare à de gros vers, ce qui rappelle les vers de tombe). Un trait partagé par Ramsay Snow-Bolton.

 En parallèle, à la fin du conte de Blanche-Neige dans la version des frères Grimm, la méchante reine est contrainte de danser au mariage de la nouvelle reine avec des brodequins de fer chauffés à blanc jusqu'à ce que mort s'ensuive, ce qui est une sorte d'alternative à la couronne d'or fondue dont meurt Viserys, le frère que Daenerys aurait épousé si les Targaryen n'avaient pas été chassés du Trône de Fer.

 

 Si retirer son manteau et ses bottes après avoir passé une ou deux heures dehors sous la neige est un geste parfaitement normal qui participe à l'effet de réalisme, on peut donc constater que GRRMartin use de cette normalité pour offrir une dimension symbolique à des détails en apparence anodins. Deux interprétations me semblent actuellement possibles, à première vue contradictoires sur le cheminement du personnage mais qui aboutissent cependant au même point :

 

 1 - Retirer son manteau peut symboliser pour notre princesse le refus du mariage imposé et de la mort qui l'accompagne. Retirer ses chaussures c'est ne pas céder à la séduction de la musique, c'est cesser la danse et refuser la manipulation du marionnettiste (lors du bal à son mariage, Sansa sent ses jambes devenir dures comme du bois, un syndrome de Pinocchio !). Dans la chanson du coucher que j'ai évoquée plus haut, chacun des époux abandonne un objet caractéristique afin de marquer symboliquement l'égalité des deux partenaires, mais sans doute aussi l'émancipation de l'autorité des parents : un roi tient sa couronne de ses parents en héritage, et la reine est chaussée par ses parents (Theon habille Jeyne Poole avant de la mener à Ramsay).

 En méditant de tirer profit de la crise du petit Robert pour se faire bannir des Eyrié en même temps qu'elle se "déshabille", Sansa associe clairement le mariage à la mort : 

 

Son bannissement, Sansa ne l’aurait subi que trop volontiers. Les portes de la Lune étaient beaucoup plus vastes que Les Eyrié, bien plus vivantes aussi. Lord Nestor Royce avait bien l’air d’un rabat-joie revêche, mais c’était Myranda, sa fille, qui le suppléait comme gouverneur du château, et chacun vantait à l’envi sa gaieté. Il se pouvait même qu'on ne lui fît point trop grief, en bas, de sa présumée bâtardise. L'une des filles illégitimes du roi Robert était au service de lord Nestor, et elle passait pour être avec lady Myranda du dernier intime et aussi proche d'elle que d'une soeur.

 Je vais dire à ma tante qu'il n'est pas question que j'épouse Robert. 

 

 Au passage on peut noter le double sens savoureux de la dernière phrase : l'autre tante de Sansa, c'était Lyanna Stark, elle aussi fiancée à un Robert (Baratheon) et ayant fui Winterfell pour échapper à ce mariage imposé !

 Il ne s'agit pas tout à fait d'une redite de l'ouverture du chapitre, lorsque Sansa s'éveillait en pleine nuit et songeait avec un rien de désespoir que les Eyrié n'étaient peuplés que de vieux fantômes. Ici, il y a un élément nouveau, représenté par l'évocation des Portes de la Lune, un vaste château plein de vie : Sansa n'est pas tournée vers son passé, mais se projette dans l'avenir. Comme on ne se refait pas, on reste dans le registre du château, le leitmotiv principal de notre princesse, mais ce château c'est une femme bien vivante qui en est la reine, et on voit bien l'évolution du personnage de Sansa, qui n'a pas totalement renoncé au paradis perdu de son enfance (et se cherche une soeur) mais qui souhaite tout de même se libérer de l'autorité mortifère des père et mère : lord Nestor Royce n'est maître que de nom des Portes de la lune, et sa fille Myranda qui le gouverne dans les faits n'a pas de fils à faire épouser. Comme "soeur", elle serait une partenaire égale et non une figure d'autorité mortelle.

 La première velléité d'émancipation de Sansa, c'était lorsque son père Eddard était encore Main, au Donjon Rouge : celui-ci venait d'expliquer à ses filles qu'elles devaient faire leurs bagages car quelques heures plus tard, elles embarqueraient pour retourner dans le Nord, à Winterfell. Sansa, toute désespérée de devoir quitter la cour royale, et persuadée de son amour pour le beau prince Joffrey, s'était précipitée chez la reine Cersei pour lui révéler le plan de fuite. L'initiative avait été a priori malheureuse puisqu'elle avait permis à Cersei d'anticiper la tentative de coup d'état d'Eddard Stark, et de le prendre de vitesse. Sansa était bien restée à la cour, selon ses voeux, mais otage des Lannister et soumise à leur bon vouloir. Elle n'avait fait que passer de la puissance abusive d'un père qui voulait la marier selon son propre intérêt, à celle d'une mère qui avait elle aussi un fiancé tout frais et dispos en réserve.

 Aux Eyrié, c'est de la puissance abusive de la mère dont Sansa veut se libérer, et cette fois sans l'aide d'un père ou d'une autre mère. Forte de son expérience passée, elle sait ce que "vivre à la cour" signifie : la princesse est enfermée dans une tour, et promise à la progéniture dégénérée de la méchante reine, qui garantit ainsi sa position dominante. On retrouve le même schéma quand Sansa - tout à la joie secrète d'être enfin débarrassée des fiançailles avec Joffrey - est approchée par la vieille Olenna Tyrell, la "Reine des Epines", qui souhaite la faire épouser à son petit-fils estropié, seigneur de Hautjardin. Pour mémoire, voici l'avenir promis à Sansa par Lysa Arryn, dans le chapitre précédent de Sansa : 

 

"(...) Il [Robert] aime jouer à saute-grenouille et à l'épée-girouette et à viens-dans-mon-château, mais il faudra toujours le laisser gagner. Ca va de soi, d'ailleurs, vous êtes bien de mon avis ? Il est le sire des Eyrié, après tout, ne l'oubliez jamais. Vous êtes de bonne naissance, et les Stark de Winterfell ont toujours eu leur fierté, mais, avec la chute de Winterfell, vous n'êtes plus qu'une mendiante, aussi mettez de côté cette fierté-là. La gratitude vous siéra mieux, dans la position qui est la vôtre actuellement. Oui, la gratitude. Et l'obéissance. Mon fils aura une épouse docile et reconnaissante."

(Sansa VI, tome 3 A Storm of Swords)

 

Le discours pourrait être tenu par Cersei : la docilité et l'obéissance, c'est ce qu'elle souhaite obtenir de Sansa par ses cajoleries, en particulier lorsque dans le tome 1 A Game of Thrones (donc au commencement de la captivité de la jeune fille), elle lui fait rédiger une lettre à l'adresse de son frère Robb. C'est ce que les Tyrell escomptent obtenir d'elle également, et ce que laisse présager son extrême courtoisie, car Sansa n'est absolument pas perçue comme une combattante. 

 J'ai déjà évoqué le jeu "viens dans mon château" dans la seconde partie de cette étude, je m'arrête sur le second cité ici : "l'épée-girouette" rappelle l'épisode au cours duquel le prince Joffrey perdit son épée Dent-de-Lion dont il était si fier, et qu'Arya avait balancée dans le Trident - la belle épée tournoyant dans les airs et finissant sa course dans un joli plouf, petit clin d'oeil à l'épée magique Excalibur sortant des eaux et y retournant dans plusieurs versions (comme le film Excalibur de Boorman)- ce qui avait valu au prince les moqueries de son oncle et l'avait renvoyé brutalement à sa condition d'enfant, là où il se prenait pour un homme (en outre, l'indocile Arya n'avait précisément pas laissé "gagner" le prince Joffrey). Elle rappelle aussi de manière plus métaphorique la "girouette-attitude" des Tyrell de Hautjardin, qui après avoir pris les armes sous la bannière de Renly Baratheon pour renverser Joffrey, s'étaient à la mort de Renly ralliés à Joffrey pour combattre Stannis Baratheon. Dans la même veine, le Chevalier des Fleurs, le beau Loras Tyrell, avait offert à Sansa une rose rouge au tournoi de la Main, rose rouge qui n'était qu'un mensonge, puisque Loras n'était chevalier servant que d'un seul : Renly. Loras ne se souviendra d'ailleurs même pas d'avoir offert une rose un jour à Sansa.

 

  Ce qu'il faut en retenir, c'est le parallèle entre les "promis" de Sansa - qui ne sont que des paravents pour des méchantes reines, ou des clans familiaux incarnés entre autres dans des "reines", et donc de fausses épées jurées, de faux "princes promis"; ils signifient également l'enfermement pour la princesse. La réaction de cette dernière est donc dans l'ordre "naturel" des choses : au Donjon Rouge, par exemple, Sansa va prier chaque jour au bois sacré pour obtenir un véritable chevalier servant. C'est là qu'elle rencontre le vieux chevalier ivrogne et déchu devenu le pion de Littlefinger; et elle se protège également dans son "armure de courtoisie". Elle échappe enfin à l'alliance/enlèvement Tyrell grâce à son mariage avec la gargouille naine Tyrion Lannister, dont l'effet est proprement répulsif : les Tyrell changent leur comportement du tout au tout vis-à-vis d'elle après l'échec de leur enlèvement. Par surcroît de chance, son mariage avec Tyrion n'atteint pas le but souhaité par le patriarche Tywin Lannister : celui-ci escomptait mettre la main sur le Nord par l'intermédiaire des enfants de Sansa et Tyrion, mais le nain ne consomme jamais ce mariage. Et pour finir, il tue son père, par lequel il ne peut donc plus être instrumentalisé. Avant son mariage, Tyrion était déjà celui qui avait empêché chaque fois qu'il avait pu Joffrey d'humilier Sansa.

 

 Mais revenons aux Eyrie : Sansa venant de procéder à son propre enterrement, on se doute que regagner les Portes de la Lune et la vie promise, afin d'échapper à la triade diabolique du lieu - le maladif Robert Arryn, les "oeillades appuyées de Marillion""les baisers de Littlefinger" -, ne va pas arriver sans acquitter un prix. Ce serait comme vouloir le beurre et l'argent du beurre, et dans le monde de GRRMartin, avoir les deux coûte généralement le bras et l'argent du bras. En l'occurrence, le prix pour la vie est la mort, et la menace concrète de redescendre  par la Porte de la Lune, exprimée sans équivoque par Lysa Arryn un peu plus loin dans le chapitre. 

 

2 - La seconde interprétation du "déshabillage" met au contraire l'accent sur le désir de consommation du mariage - "la reine ôta sa sandale et le roi sa couronne" - mais avec le "loup bâtard" dont le sang imprègne les murs du château bâti par et pour la jeune reine (au passage, il se peut que ce "loup bâtard" ce soit vu retirer sa couronne en même temps qu'on détournait son "sang royal" au profit d'un autre clan). Sansa Stark est bel et bien morte et son ensevelissement dans le Winterfell de neige marque son passage dans le monde des morts : c'est ainsi que sa chambre n'est plus froide ni noire, mais qu'elle y trouve feu et chaleur, de même que l'intérieur de Winterfell - ses serres en particulier - reste chaud au plus froid de l'hiver grâce au détournement de sources chaudes. L'image de la chaleur après la mort est classique : on a déjà évoqué les sensations de Sam pendant sa longue marche dans la neige après l'attaque du Poing des Premiers Hommes, mais hors saga, on pourrait se référer au conte de la Petite Marchande d'allumettes qui se termine par la mort de cette dernière dans un bain de chaleur et de lumière, où elle retrouve sa grand-mère. 

 Le château des Portes de la lune apparaît alors comme un rêve inaccessible, une illusion, et comme pour la première interprétation, le retour à la vie (donc en arrière) est impossible pour Sansa Stark : c'est ainsi que celle qui redescendra des Eyrié sera Alayne Stone.

 D'autre part, le passage de l'autre côté, au coeur du "royaume des morts", n'est pas une garantie de bonheur post-mortem où la princesse est réunie à son amant : entre eux, et qui règne sur les lieux, se trouve la vieille et méchante reine flanquée des oiseaux de malheur qui convoitent la jeune reine. Dès lors, la confrontation entre jeune reine et vieille reine est inévitable.

 

 Et justement...

 

 

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04/04/2017
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