Ni mort, ni résurrection : la malédiction des limbes
A la lumière de ce long développement, il est temps d'en revenir à la citation qui ouvre cet essai, et qui me servira à conclure sur le personnage de Yoren, passeur des Enfers et prophète.
Cette tirade vient à la toute fin du chapitre Arya III, tome 2 A Clash of Kings, le même où Yoren mâche de la surelle pour la première fois et rend un premier oracle, qui est que tous trouveront la mort bien assez tôt. Ici, la mousse rouge qui lui fait des bulles sanglantes vient d'une nouvelle mastication de surelle. L'image est tout à fait similaire à d'autres morts, en particulier celle du commandant de la Garde de Nuit, dont Samwell recueille les dernières paroles. D'une certaine manière, Yoren confie son testament à Arya et lui transmet le flambeau : après lui, c'est elle qui devra prendre la place de passeuse du royaume des vivants au royaume des morts.
Pour le contexte immédiat, après la découverte des décombres du village et le massacre des habitants, à la nuit tombée, Arya s'éloigne pour aller au petit coin et tombe nez à nez avec une meute de loups, dont un s'approche. Arya est frappée de stupeur et les loups finalement l'épargnent. Il y a bien sûr une explication "rationnelle" : ils ont pu sentir la même odeur que celle de la louve Nymeria, puisqu'elle et Arya sont liées, mais en outre la gamine est en train de pisser comme si elle marquait son territoire. On peut alors spéculer sur cette rencontre symbolique, où Yoren va achever là la protection qu'il a promise à Arya et la transmettre à d'autres, en l'occurrence les loups du Conflans. Ou le Conflans lui-même : de fait, Arya est arrivée sur son propre territoire, "sa maison", là où la louve Nymeria est restée et s'est constitué une meute géante. Et elle y est arrivée avant le Mur, comme le lui avait promis Yoren. Ce qui va finalement la sauver.
Donc Arya effrayée revient au campement et parle de cette rencontre avec les loups à Yoren, qui la rassure :
Il crachait rouge, à cause de la surelle, et on aurait dit que sa bouche saignait. "Les seuls loups qu'on aye à r'douter portent une peau d'homme, comm' ceux qu'on détruit c'village.
- Je voudrais être à la maison", dit-elle d'un ton pitoyable. Si fort qu'elle s'efforçât de se montrer brave, de se montrer intrépide comme une louve et tout et tout, il y avait des moments où elle se sentait ce qu'elle était, après tout, juste une petite fille.
Le frère noir préleva une nouvelle feuille de surelle dans le ballot du fourgon et se la fourra dans la bouche. "t'êt' mieux fait d'te laisser où j't'ai trouvé, mon gars. Tel que, 'tait moins risqué, j'crains."
- M'est égal, je veux rentrer à la maison.
- près d'trente ans que j'mène des types au Mur." Une mousse rouge lui crevait aux lèvres, telles des bulles de sang. "Perdu qu'trois, d' tout' c'temps. Un vieux mort d'fièvre, un p'tit voyou mordu p'r un serpent p'dant qu'y chiait, et un fou qu'a v'lu m'tuer p'dant que j'dormais et qu'a écopé d'un sourir' roug' p'r s' pein'." En guise de démonstration, il se passa le poignard sous la gorge."Trois en trente ans". Il crachasa vieille chique. "Mieux valu un bateau, d'fait. Pas risqué d'croiser tant d'mond' en ch'min, quoique..., m' un malin prenait l'bateau, moi... trente ans que j'prends la route." Il rengaina son poignard. "Va dormir, mon gars. T'entends ?"
Elle essaya. Mais sitôt couchée sous la mince couverture, elle entendit le hurlement des loups... et un autre bruit, beaucoup plus faible, à peine plus qu'un murmure porté par la brise,et qu'on aurait pu prendre pour des cris.
Dans tout ce passage, Yoren n'est plus "Yoren", mais il est désigné comme "le frère noir". En outre, son usage de surelle est fortement mis en valeur, puisque rappelé à deux reprises dans un espace très court. Ses mots sont prophétiques et il remplit pleinement sa fonction de personnage psychopompe, c'est-à-dire qui guide les âmes : il confie Arya aux loups, la rassure quant au fait qu'il sait ce qu'il fait, mais aussi lui révèle le moyen d'entrer au coeur du royaume des Morts sans errer pour l'éternité dans les limbes : prendre le bateau. Comme un message subliminal, ou un gros clin d'oeil, Yoren insiste sur le fait que celui qui prendra le bateau sera malin, or, c'est ainsi qu'il qualifie Arya/Arry tout au long de leur périple.
Et en effet, c'est en bateau qu'Arya quittera le Conflans pour pénétrer dans le royaume sacré et caché des morts (la cité de Braavos, au temple des Sans-Visage), grâce à une petite piécette de fer - l'obole - offerte par une des trois têtes de Cerbère sauvées des flammes.
La destruction du port de Salins où elle a embarqué, perpétrée par les deux autres têtes de Cerbère et leur bande de routiers, effacera en outre sa trace, signifiant par là qu'elle n'est plus accessible aux simples mortels.
Mais au fait, qui sont les trois gars que Yoren a perdus en trente ans, et qui n'ont pas atteint le Mur ?
Pendant l'équipée avec Arya, ils connaissent un mort, Praed. Comme nous l'avons évoqué plus haut dans cet article, de ce Praed, on ne connait rien, sauf qu'il toussait. Il pourrait être le vieux mort de fièvre, la toux pouvant être un indice de fièvre, mais il n'y a rien sur son âge. Il correspond encore moins au voyou qui s'est fait mordre par un serpent, ou au fou qui a voulu le tuer et s'est fait égorger. Il faudrait donc admettre que Yoren ment, ou fait des raccourcis pour rassurer Arya - ce qui est toujours possible, en tous cas à ce stade du récit (en outre, c'est un cas de figure tout à fait réaliste).
Ou encore, en personnage psychopompe, il a bien atteint son véritable but, c'est-à-dire la mort et le repos de l'âme pour Praed : ce dernier a une tombe sur laquelle un de la troupe jette des glands, dans l'espoir qu'un chêne poussera et marquera l'endroit. Cela parait dérisoire, mais il est ainsi rendu à la terre, et par rapport à la saga, c'est un rituel qui consacre la mort définitive et incorpore le mort au réseau des végétaux et leurs racines, en particulier au réseau des racines de barrals. "Le gland aspire au chêne et le chêne se souvient du gland" est une des leçons faite sur le vif au futur vervoyant qu'est Bran Stark. c'en est une qu'entendra Arya pendant ses voyages au Conflans, en particulier lorsqu'elle rencontrera la naine albinos sujette à des visions et qu'on appelle communément le Fantôme de Noblecoeur, une colline sur laquelle se trouvait un bosquet de barrals dont ne restent plus que les souches.
D'autre part, nous avons vu la capacité de Yoren à prophétiser l'avenir quand il mâche de la surelle.
Bon, alors, qui sont les trois personnages qui devraient mourir - après le départ de Yoren de Port Real, donc après la mort d'Eddard Stark - mais pour lesquels la mort n'est pas définitive, et qui n'ont pas pénétré au coeur du royaume des Morts, quel que soit le moyen dont ils en ont été tirés :
- "Le vieux mort de fièvre" est cité le premier mais sera en réalité le dernier dans le cours du récit : il s'agit de Sandor Clegane le Limier, blessé après une bagarre avec des hommes de son frère Gregor Clegane, et qu'Arya abandonnera à l'écart du bord de la route, dans un bosquet d'arbres et non loin d'une rivière, en proie à une si forte fièvre qu'il l'a suppliée de lui accorder le coup de grâce, c'est-à-dire la mort. Mais Arya se contentera de le confier aux loups, autrement dit aux anciens dieux.
Dans le tome 4, A Feast For Crows, nous retrouvons Sandor Clegane retiré comme frère fossoyeur de l'Île de Repose, où vit une communauté pacifique de moines ayant fait voeu de silence, et dirigée par un doyen connu pour ses dons de guérisseur. Ce doyen raconte que le Limier est mort dans ses bras et qu'il l'a enterré, en déposant son casque à mufle de chien sur sa tombe... et c'est Rorge - une des têtes du monstre à trois têtes libéré des flammes par Arya - qui s'est emparé plus tard du casque pour le coiffer, faisant croire à tous que le Limier perpétrait des massacres horribles par tout le Conflans.
L'Île de Repose se situe justement dans la baie juste en face de la petite ville de Salins, où Arya a pris le bateau, entièrement détruite (et habitants massacrés) par les Pitres sanglants menés par Rorge alors coiffé du heaume du Limier.
- "Le petit voyou mordu par un serpent pendant qu'y chiait" : on aura reconnu le monstrueux et géant Gregor Clegane - alias la Montagne -, tué par la pique empoisonnée d'Oberyn Martell - alias la Vipère Rouge - lors d'un duel judiciaire comme champion de Cersei Lannister. Gregor Clegane est l'homme lige de Tywin Lannister (père de Cersei), qui est réputé "chier de l'or" et meurt lui-même sur le trône, celui du cabinet d'aisances. D'autre part, "voyou" est la traduction de "city boy", qui en américain désigne bien l'équivalent chez nous du "gars des cités", donc le voyou qui se livre au vol et au racket. Or, Tywin Lannister a précisément donné des ordres pour que Gregor Clegane mette le Conflans au pillage en règle (dernier chapitre de Tyrion, tome 1 A Game of Thrones), ce qu'on le voit faire. Dans le chapitre Arya VI tome 2 A Clash of Kings, Arya et ses deux compagnons ont été capturés par la Montagne et ses hommes, et Arya assiste impuissante aux séances quotidiennes de torture pour extorquer leur or aux habitants du Conflans prisonniers de l'homme de main. Des tentatives d'extorsion qui ne servent pas à récupérer de l'or mais à terroriser la région et à affirmer le pouvoir des Lannister sur la zone.
Le crâne de Gregor Clegane sera apparemment envoyé à la famille Martell comme message que leur vengeance est accomplie, sauf que nous verrons apparaître à la fin du tome 5 A Dance with Dragons, un nouveau membre de la Garde Blanche, muet, qui n'ôte jamais son casque, et est aussi colossal que la Montagne. La nouvelle Montagne répond au nom de Robert Strong - une famille éteinte qui a tenu Harrenhal autrefois - le temps de quelques années. Sachant la Montagne passée entre les mains de Qyburn, un mestre très doué mais chassé de son ordre pour ses expériences sur des sujets vivants, il apparaît évident que Gregor Clegane n'est pas vraiment mort. L'inconnue étant : quelle est la réalité de cette nouvelle vie ?
Quant au lien avec Arya, c'est Gregor Clegane qui capture Arya après la mort de Yoren, et l'emmène comme prisonnière à Harrenhal, sans toutefois jamais savoir qui il a capturé.
- Enfin, "le fou qui a voulu me tuer pendant que je dormais et qui a écopé d'un sourire rouge pour sa peine" : nous retrouvons là Catelyn Stark, qui n'aurait pas dû mourir aux Noces Pourpres, mais être simplement retenue en otage, comme son frère. Cependant, le meurtre de son fils l'a rendue "folle", elle a attrapé le plus innocent des Frey présents (le petit-fils débile surnommé Tintinnabule à cause de son bonnet de fou à clochettes) et l'a égorgé avant que d'autres Frey ne l'égorgent elle-même. Tintinnabule était un fou, et il est intéressant de voir qu'au début du périple d'Arya, lorsque celle-ci s'est mise à battre à mort Tourte, Yoren l'a arrêtée et lui a demandé si elle voulait vraiment "tuer le fou".
Le corps nu de Catelyn a été jeté plus tard à la rivière Verfuque, comme une parodie des cérémonies funéraires des Tully, dont les corps sont rendus à la rivière, puis a été repêché par la louve d'Arya, Nymeria, avant d'être retrouvé par Beric Dondarrion et ses hommes de la Fraternité Sans Bannière. Beric Dondarrion a alors accordé le "baiser de R'hllor" à Catelyn Stark et lui a transmis son propre feu vital : lui est mort définitivement et Catelyn s'est relevée, sous la forme de Lady Coeur de Pierre. Une Tully passée par l'eau et le feu (le bleu et le rouge du blason de la famille) pour renaître au lieu de trouver le repos.
Nous avons donc nos trois morts qui ne sont pas vraiment morts, chacun d'une manière différente, mais tous dans le même mouvement narratif qui s'ouvre avec les Noces Pourpres et s'achève avec la mort de Tywin Lannister.
Pour conclure sur ce brave Yoren, qu'on aimait bien malgré qu'il soit vieux, sale et puant, nous laisserons Arya lui rendre un dernier hommage, après qu'elle a participé à la prise d'Harrenhal tenue par Amory Lorch, et permis ainsi aux Nordiens de son frère Robb de s'en emparer :
Ce soir-là, un page du nom de Nan tint lieu d'échanson à Roose Bolton et Varshé Hèvre qui, du haut de la galerie, regardaient les Pitres leur exhiber ser Amory Lorch, à poil, au milieu de la cour. Ser Amory qui supplia, sanglota, s'accrocha aux guibolles de ses captureurs jusqu'à ce que Rorge l'envoie valdinguer puis qu'en le bottant, le Louf le précipite dans la fosse à l'ours.
L'ours est noir de pied en cap, songea Arya. Comme était Yoren. Et elle remplit la coupe de Roose Bolton sans mettre une seule goutte à côté.
(Arya IX, tome 2 A Clash Of Kings)
Ser Amory Lorch a finalement trouvé rétribution pour son sacrilège. On ne porte pas la main sur la Mort et on n'usurpe pas sa place sans en payer le prix. Vieil Ours, c'est le surnom de Jeor Mormont, le lord commandant de la Garde de Nuit qui avait envoyé Yoren en mission. L'ours noir, c'est le blason de la famille Mormont.
Au-delà du Mur, les Autres aussi sont dans le sacrilège et révèlent un dérèglement en tuant les Frères Noirs et relèvant les morts.
Comme la Mort enfermée par un soldat dans un sac magique, dans le conte populaire, Yoren ne peut plus officier, et les trois morts qu'il manque symbolisent son échec - l'échec des corbeaux et corneilles à garder les morts - ainsi que le désordre induit pour l'équilibre du monde. C'est à Arya qu'il transmet le flambeau : à elle, il donne la clé pour sortir des limbes et pénétrer au coeur des Enfers, où elle pourra prendre sa place grâce à son apprentissage dans la secte des Sans-Visage, pour laquelle la mort est le "Don" ultime octroyé par le Dieu multiface, dieu universel qui revêt autant de visages qu'il existe de dieux parmi les hommes.
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