Sous leTrône de Fer. Petites analyses littéraires

Sous leTrône de Fer. Petites analyses littéraires

Une jouvencelle guerrière au jardin

 

 

 Revenons aux Eyrié.

 Avant de sortir dans le jardin, Sansa s'habille chaudement, mêlant habits féminins et masculins : robe, pantalons et hautes bottes. Il faut retenir ici deux choses. La première c'est que si Sansa ne s'apprête pas par coquetterie, son choix d'habillement demeure un langage à lui seul : elle n'est plus une demoiselle de haut parage à une cour royale, ni une princesse héritière d'un royaume et otage, elle est une vierge guerrière qui vise l'efficacité, comme si elle partait au combat. Certes, la première explication - qui participe pleinement au soucis de réalisme de GRRMartin - est que les pantalons et bottes sont adaptés à la météo (et c'est rassurant sur l'état mental de Sansa !), mais dans le même temps, les détails précis de l'habillement ne sortent pas de nulle part : le manteau qu'elle se choisit est en fourrure de renard et elle porte une tunique bleue en peau d'agneau aux couleurs Arryn, comme sa tante Lysa : littéralement, Sansa est une agnelle qui se déguise en prédatrice rusée puisqu'elle porte la peau d'agneau sous la peau de renard. D'autre part, l'association de l'agneau avec les couleurs Arryn suggère que la véritable proie immédiate pourrait être Lysa elle-même, concurrencée sur son propre terrain, dans son château par une future reine. On retrouverait là un écho anticipant une révélation à propos de Cersei : nous apprenons en effet dans le tome 4 A Feast for Crows que la reine régente est hantée par une vieille prophétie lui prédisant la perte de tout ce à quoi elle tient le plus au profit d'une reine plus jeune et plus belle. En d'autres termes, GRRMartin suggère déjà le rôle identique joué par Lysa, Cersei, Catelyn ou Sansa : les jeunes remplaceront un jour les vieilles, avant d'être remplacées à leur tour, sans rien changer fondamentalement à l'histoire. Tyrion a exprimé plus tôt cette idée, avant qu'il ne tue son père : 

 

 It all goes back and back, Tyrion thought, to our mothers and fathers and theirs before them. We are puppets dancing on the strings of those who came before us, and one day our own children will take up our strings and dance on in our steads. 

(Tyrion X, tome 3 A Storm of Swords)

 

 Le conte de Blanche-Neige ne s'intéresse pas à la princesse une fois devenue reine : son avenir est tout tracé et a déjà été raconté à travers deux figures de reine, la méchante qui meurt en voulant le pouvoir pour elle et la gentille qui meurt tout autant mais en pondant des héritiers (la morale de l'histoire assure qu'elle en est heureuse, mais comme dirait Littlefinger à Sansa, "la vie n'est pas une chanson"). C'est cette fin d'histoire que GRRMartin me semble remettre en question, d'abord en n'en faisant pas une fin justement, mais une autre partie de l'histoire qui attend la princesse, au moins aussi importante si ce n'est davantage. 

 La seconde chose à retenir est un peu plus spéculative : la figure de l'agneau - en tant que petit du bélier - est associée à toutes les figures de moutons, béliers, chèvres et autres boucs émissaires, eux-même étroitement associés à la bâtardise (le mouton noir du troupeau, bien sûr). Ramsay Snow, le fils bâtard de Roose Bolton, par exemple, est décrit comme une bête avide, avec une grosse bouche, et porte jusque dans son nom la référence au bélier - "ram" en anglais. Ramsay cache sa nature sous un luxueux manteau d'hermine. Craster, décrit comme un bélier, est un bâtard lui aussi. Jon Snow, quant à lui, gagne un manteau en laine de mouton lorsqu'il est "adopté" par les Sauvageons de Mance Rayder et qu'il partage quelque temps leur vie : il est alors un loup déguisé en mouton. Ou plutôt un "corbeau" (surnom des Gardes noirs) déguisé en agneau puisque son ralliement à Mance Rayder n'est qu'un mensonge et une couverture. Un mouton noir au sens propre.

 Le fait que Sansa apparaisse comme une agnelle déguisée en prédatrice serait donc une manière d'ancrer en elle sa nouvelle bâtardise en tant qu'Alayne Stone, ou de révéler une bâtardise originelle des Stark de Winterfell, en même temps que de la désigner comme victime à sacrifier... aux intérêts d'une personne ou d'un groupe de personnes.

 Le lien entre les Stark et l'agneau sacrifié à un loup est d'autre part directement présent dans une des visions de Daenerys à l'Hôtel des Nonmourants (j'ai déjà cité l'extrait plus haut, à propos du thème "loup muet" ou peut-être plus justement inaudible) : 

 

Elle tomba plus loin sur un banquet de cadavres. Abominablement massacrés, les convives gisaient pêle-mêle, recroquevillés parmi des sièges renversés, des tables à tréteaux démolies, dans des mares de sang mal coagulé. Certains n'avaient plus de membres ni même de tête. Des mains tranchées tenaient toujours qui coupe sanglante, qui cuillère de bois, pilon rôti, morceau de pain. De son trône, les dominait un mort à face de loup. La tête couronnée de fer, il tenait en guise de sceptre un gigot d'agneau, et, lourd d'un appel muet, son regard suivait Daenerys. 

(Daenerys IV, tome 2 A Clash of Kings). 

 

 Au passage, on retrouve le thème du festin de morts dont on a vu la récurrence à propos de Winterfell.

 

 Pour finir sur l'habillement, le bleu que porte Sansa n'est sans doute pas qu'une couleur Arryn (ni celui des  rêves bleus d'une princesse !): il est aussi le bleu des yeux des Autres, ce bleu glacé et céleste, "le bleu des yeux de la mort", pour reprendre une expression employée dans un chapitre d'Eddard Stark lorsqu'il revoit en rêve son combat contre Arthur Dayne puis la mort de sa soeur Lyanna, à la Tour de la Joie. Une nouvelle fois, le lecteur est invité à relier cet épisode à ce qui se passe au-delà du Mur, au-delà de la mort, et à s'interroger sur ce qui a bien pu arriver dans le passé des Stark pour que la chute actuelle soit si rude. 

 

 ~~

 

 Une fois habillée, Sansa sort donc dans le jardin des Eyrié, sous la neige : ce jardin est le centre du château, il est entouré par ses sept tours blanches. C'est un bois sacré manqué a priori, sans barral, qui n'a pas assez de terre pour qu'autre chose que des arbustes y poussent. A défaut, il est devenu un jardin d'agrément. Cependant, les sept tours qui l'entourent en font bel et bien un espace sacré : l'arbre barral a cette spécificité de devenir pierre lorsqu'il meurt (par absence de sève), et dans la saga, d'autres lieux pierreux sont ainsi comparés à des barrals, au hasard Winterfell (décidément !) dans le premier tome A Game of Thrones ; dans les Îles de Fer, on trouve aussi un ancien bosquet de barrals pétrifiés dont il ne reste que les troncs et dont la légende raconte qu'ils étaient les "Os de Nagga", une dragonne des mers dont les os auraient servi de piliers pour la demeure royale de l'antique Roi Gris. Enfin, il ne faudrait pas oublier le barral en voie de pétrification de Corneilla, château natal du dernier vervoyant, Brynden Rivers, mentor du jeune Bran Stark dans le tome 5 A Dance with Dragons, et identifié par ce dernier comme la Corneille à Trois-Yeux : ce barral a perdu toutes ses feuilles, mais chaque soir, il attire des milliers de corbeaux qui vienne le recouvrir et lui donnent l'aspect d'un arbre aux feuilles noires.

 Pour finir, les barrals sont blancs, comme les Eyrié. 

 En résumé, si les Eyrie n'ont pas de barral, le lieu reste un espace très chargé symboliquement, avec ses sept tours blanches comme autant d'arbres pétrifiés et sa reine morte/déesse déchue au centre : en effet, la statue de la reine Alyssa Arryn, en larmes, qui était tombée pendant le duel entre Bronn et Ser Vardis, lors du jugement de Tyrion Lannister dans le premier tome A Game of Thrones, y est toujours à terre, près de deux ans plus tard. Personne n'a songé à la relever, ni même à l'ôter de là. Elle est ensevelie à moitié sous la neige. Faut-il y voir une préfiguration de la mission sacrée de Sansa en tant qu'héroïne de chanson, à savoir jeter à bas les vieilles reines qui s'accrochent à leurs trônes comme des moules à leur rocher alors qu'elles les ont souillés de crimes et de sacrilèges et les remplacer ? Est-ce une anticipation de la chute de Lysa Arryn, qui aura lieu à la fin du chapitre ? Un rappel de la défunte Catelyn (qui s'identifiait à la reine Alyssa dans le tome 1 A Game of Thrones) ? Une image anticipée de Sansa ensevelie ? Ou encore celle d'une ancienne souveraine oubliée dont le fantôme continue cependant de hanter sa demeure, au même titre qu'un loup bâtard refroidi ? Y aurait-il à Winterfell la cohabitation de deux puissants et anciens fantômes, celui d'une vieille reine et celui d'un "loup bâtard" ? 

 En tous les cas, j'y vois la métaphore d'un abandon et d'une mémoire occultée. 

 

Remontons donc quelques lignes plus haut, quand Sansa met le nez dehors :

 

Quand elle ouvrit la porte du jardin, le spectacle était si enchanteur qu'elle retint son souffle, de peur de l'abîmer si peu que ce fût. La neige tombait, tombait, tombait, dans un silence fantomatique, et molletonnait le sol de son tapis vierge. Toute couleur s'était envolée du monde extérieur. Il n'était plus que blancs, que noirs, que gris. Blanches tours, blanche neige, blanches statues, noires ombres, noirs arbres, gris sombre du ciel par-dessus. Un monde pur, songea-t-elle. Je n'y ai pas ma place.

 

 Les couleurs sont celles des Stark, et plus particulièrement des loups Stark. La perte de son loup, qui a à première vue exclu Sansa de la meute Stark, explique peut-être que sa toute première impression soit d'être une intruse. On peut aussi l'interpréter comme le désir de vie de Sansa qui ne cadre pas avec ce monde sans couleur qui n'est autre qu'un monde des morts, peut-être bien le véritable visage de Winterfell. Ou encore, toute cette neige indique le territoire d'"Hiver" le bâtard... "pur-sang", et si Sansa s'en sent exclue - à l'instar de Jon qui se ressent exclu de Winterfell dans ses rêves - c'est peut-être une manière de suggérer que Stark et "Hiver" n'ont pas la même origine ou au contraire qu'il y a une rivalité fraternelle entre eux depuis l'origine, la lutte fratricide étant un des thèmes les plus importants de la saga.

 Cela n'empêche cependant pas Sansa de pénétrer dans ce "monde pur", où elle se sent déplacée :

 

 Elle y pénétra néanmoins. Ses bottes s'enfonçaient jusqu'à la cheville dans le moelleux de la neige et s'y imprimaient sans faire le moindre bruit. Sa flanerie la fit passer près de buissons givrés, de sveltes fûts sombres, mais n'était-elle pas encore en train de rêver ? Les flocons lui frôlaient la figure avec des délicatesses de baisers d'amant, fondaient sur ses joues. Au centre du jardin, près de la statue de la femme en larmes qui gisait à terre, rompue et à moitié ensevelie, elle renversa la tête vers le ciel et ferma les paupières. Elle sentait la neige sur ses cils, elle avait la saveur de la neige aux lèvres. La saveur de Winterfell, cela. La saveur de l'innocence. La saveur des rêves. 

Lorsqu'elle rouvrit les yeux, Sansa découvrit qu'elle se trouvait à genoux. 

 

 Son geste de goûter la neige qui tombe s'apparente à une communion et poursuit l'idée des Eyrié comme une image de Winterfell, explicitement, cette fois. Ils ont la couleur de Winterfell, l'odeur de Winterfell, le goût de Winterfell... mais ne sont cependant pas Winterfell pour Sansa, qui s'imagine encore dans le rêve dont elle s'est éveillée quelques instants avant !

 Notons qu'on retrouvera cette communion sous une autre forme chez d'autres personnages : dans le cinquième tome (A Dance with Dragons), Bran Stark, son petit frère, est amené à manger une purée de germes de barral, afin de pouvoir "épouser" son propre barral et s'y connecter : si la purée est amère à la première bouchée, les suivantes lui rappelleront les bonheurs passés et Winterfell en particulier. Dans le quatrième tome (A Feast for Crows), c'est Arya qui, pendant son séjour auprès des Sans-Visage de la maison du noir et du blanc, devra ingurgiter sa mixture spéciale initiation : elle aussi aura un goût de Winterfell heureux, passée l'amertume de la première bouchée. 

 Pour Sansa, le contact est à la fois plus léger mais aussi beaucoup plus immédiat et plus évident, mais il diffère surtout dans le fait que les flocons de neige sont ici comparés aux baisers d'un amant :

 

 Les flocons lui frôlaient la figure avec des délicatesses de baisers d'amant, fondaient sur ses joues. 

 

 Et c'est là que nous retrouvons pleinement notre Blanche-Neige rêvant à son prince charmant, une des caractéristiques de Sansa tout du long de son arc narratif. Un rêve toujours en bute à une réalité au mieux décevante, au pire terrifiante : ces baisers métaphoriques ont une conséquence immédiate, à savoir la chute de Sansa à genoux, à côté de la statue brisée. Ils inversent ainsi l'image du baiser qui réveille la princesse endormie : ici, les baisers attirent dans le monde noir, blanc et gris des morts. En outre, à genoux, Sansa retrouve sa position de fiancée battue de Joffrey, alors que dans le tome 2 A Clash of Kings, au centre de la cour du Donjon Rouge un des chevaliers de la Garde royale avait frappé l'arrière de ses jambes du plat de l'épée afin qu'elle s'incline devant le roi Joffrey, qui la faisait déshabiller. Lors du mariage avec Tyrion, Sansa manifestera son désaccord par un seul geste : le refus de s'agenouiller pour se faire recouvrir du manteau Lannister. La différence est celle fondamentale du consentement.

 À cette interprétation, il faut ajouter celle déjà amorcée plus haut : avec la mémoire et le rêve, ce qui se dessine en arrière-plan, c'est un couple formé par le bâtard Hiver et une Jouvencelle-Guerrière.

 Mais la position à genoux est également celle de la prière, et au centre du jardin des Eyrié sanctuarisé, Sansa prend physiquement et symboliquement la place de la statue d'Alyssa Arryn; leurs routes ont conduit aussi Bran et Arya dans des sanctuaires, souterrains pour ce qui les concerne. 

 

 Le ciel lui parut d'une nuance de gris plus claire. L'aube, se dit-elle. Un nouveau jour. Un autre nouveau jour. C'était des jours anciens qu'elle était affamée. C'était eux qu'elle appelait de ses prières. Mais à qui pouvait-elle adresser ses prières ? Le jardin, jadis, elle le savait, voulait être un bois sacré, mais la couche d'humus trop mince et le socle rocheux qu'à peine dissimulait-elle n'avait jamais permis à aucun barral de s'enraciner. Un bois sacré sans dieux, aussi désert que moi.

 

 La sensation de vide est un trait qu'on retrouve chez Arya, la petite soeur, qui a elle aussi été séparée de sa louve mais rêve d'elle toutes les nuits. Les Stark survivants au désastre de leur famille sont tous face à la même problématique : la gestation d'une nouvelle identité. La mention des dieux n'est pas anodine ici, puisqu'il s'agit effectivement pour eux d'incarner une divinité, au moins sur le plan symbolique - le dieu Multiface pour Arya, la Jouvencelle pour Sansa (c'est une spécificité de GRRMartin de ne pas trancher dans sa saga sur l'existence ou non des dieux : les "incarnations" divines de la saga sont autant symboliques que réelles, et surtout, elles sont tout à fait inconscientes de la part des personnages concernés et n'impliquent pas de puissance supérieure, de super-héroïsme : il s'agit de (re)jouer en partie de vieilles légendes, et possiblement d'expliquer en creux ce qui a pu leur donner naissance autrefois). 

 Qu'à cela ne tienne, petite Sansa, les Eyrié sont l'endroit idéal pour y bâtir ton sanctuaire, personne ne l'occupe ! Personne, vraiment ? Il y a pourtant cette statue brisée toujours là et toute cette neige, ce bâtard qui donne des baisers d'amant et qui permet d'envisager alors une nouvelle inversion du schéma du conte : ce n'est pas la princesse qui est morte et ensevelie, mais son Prince Promis, et c'est lui qui attend son réveil et sa libération, ou à défaut tente d'attirer la princesse à lui en lui offrant le baiser de glace, un baiser mortel. Une inversion qu'on retrouve dans deux images de Jon Snow au Mur, l'une à travers des visions de Bran pendant son coma, et l'autre venant de Daenerys lors de la visite aux Nonmourants de Qarth : 

 

 Vers le nord enfin, tel un cristal bleu, chatoyait le Mur. Solitaire, y dormait sur un lit glacé son frère Jon, le bâtard, plus pâle et plus rude au fur et à mesure que l'abandonnait tout souvenir des chaleurs anciennes.

(Bran III, tome 1 A Game of Thrones)

 

 Sachant en outre que Winterfell est accolé à la grande et antique forêt appelée le Bois-aux-loups, et qu'immédiatement au pied du Mur, versant nord, commence la Forêt hantée, l'image de Blanc-Neige endormi se double de celle d'un Prince au Bois dormant. L'aube grise qui point n'est alors pas celle des lendemains meilleurs, ni du réveil du prince promis, mais au contraire une aube plus funeste, et placée sous un ciel aux couleurs Stark. La promesse d'un froid et noir tombeau.

 

 

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02/04/2017
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