Tout finit aux Météores
Un vieux rêve le hantait, un rêve où s’enchevêtraient les manteaux blancs de trois chevaliers, la couche de Lyanna, sanglante, une tour depuis longtemps ruinée.
A ses côtés chevauchaient dans son rêve, ainsi qu’ils avaient fait dans la réalité, ses amis. Le fier Martyn Cassel, père de Jory; le fidèle Théo Wull; l’écuyer de feu Brandon Stark, Ethan Glover; ser Mark Ryswell, aussi modéré de langage que courtois de coeur; le pontonnier Howland Reed; lord Dustin, sur son puissant étalon rouge. Mais quoique leurs visages lui fussent, à l’époque, aussi familiers que le sien propre, il n’est jusqu’aux souvenirs que l’on s’était juré de n’oublier jamais qui ne s’estompent au fil des ans. Et tous ces hommes tendrement aimés se réduisaient dans son rêve à de simples ombres, à des spectres brumeux montés sur des chevaux de brume.
Le rêve n’en ressuscitait pas moins le réel enfui. A sept contre trois, mais trois tout sauf ordinaires. Campés devant la tour ronde à qui les montagnes violettes de Dorne servaient de décor, ils attendaient, dans leurs blancs manteaux que gonflait le vent.
(Eddard X, tome 1 A Game ofThrones)
"Ils étaient sept contre trois", c'est un refrain du rêve d'Eddard de la Tour de la Joie. A présent que nous voici revenus sur un terrain nettement moins spéculatif, au moment où les Dayne vont mourir, ce refrain nous invite à relire la scène que j'ai déjà citée longuement dans la partie consacrée au "meilleur chevalier du monde", car ces chiffres ne sont pas là au hasard.
Sept est le chiffre de la Foi, la religion officielle de Westeros, qui comporte sept dieux, ou plutôt un dieu unique représenté par ses Sept Faces, selon les théologiens érudits. Etant la religion la moins ancienne de Westeros, elle représente son présent. Sept, c'est également le nombre de membres que compte la Garde Royale, et à ce titre, l'énumération d'Eddard de ses compagnons, accompagnée d'un court développement qui caractérise chacun d'eux, sonne comme la description d'une véritable Garde Royale. C'est loin d'être innocent dans la mesure où Jon Snow tout au long de son parcours narratif est symboliquement associé à une figure royale. On consultera avec profit la synthèse proposée par le site de la Garde de Nuit à propos du symbolisme de la royauté associé à Jon Snow.
Enfin il y a peut-être un clin d'oeil aux Sept Samouraï/Sept Mercenaires, GRRMartin ayant travaillé plusieurs années comme scénariste à Hollywood et ayant une très grande culture cinématographique autant que livresque et mythologique. Just for fun !
Trois n'est pas attaché à une religion particulière et ne fait pas l'objet d'un culte, mais il est propre à la famille Targaryen et la mystique du dragon conquérant de Westeros : le blason des Targaryen est un dragon à trois têtes depuis qu'Aegon le conquérant et ses deux soeurs ont mis au pas les autres rois de Westeros en en faisant leurs vassaux, et ont créé le trône de fer. Il est aussi lié au personnage légendaire d'Azor Ahai, celui dont le retour a été prophétisé pour repousser une nouvelle fois l'Hiver et les Ténèbres : Azor Ahai, son épouse Nissa-Nissa et leur "enfant" l'épée Illumination; la forge en trois essais d'Illumination, etc... Le nouvel Azor Ahai est censé être issu de la lignée Targaryen, ce qui boucle la boucle. Il est possible que ce chiffre trois vienne de rituels de sang-magie, mais ce n'est pas l'objet du présent article : ce qu'il faut retenir, c'est qu'il représente dans la saga le dragon, et peut-être aussi à cette occasion la cyclicité du temps - naissance, vie et mort - comme en atteste une des représentations du dragon, sur le blason de la maison Toland de Spectremont, adopté après qu'un des dragons de la conquête y ait été abattu : un dragon qui se mord la queue.
Le monde étant bien fait, dans la Tour de la Joie, lorsqu'arrive Eddard, Lyanna est justement en train d'accoucher du fils de Rhaegar Targaryen, un bébé dragon, donc.
Le chiffre 3 est également lié aux Stark de Winterfell à travers la "Corneille à Trois Yeux" que recherche Bran Stark, mais de manière plus discrète, et je reviendrai là-dessus dans une série d'articles consacrée à une enquête sur leur possible origine.
Sept contre Trois. La vision du combat de la Tour de la Joie prend alors les allures d'un jugement divin, à la fois réel pour les personnages, et symbolique pour le lecteur.
Du combat à la Tour de la Joie, il ne reste que deux survivants : Eddard et Howland Reed. On pourrait donc dire à première vue que les dieux ont parlé et rendu leur jugement en donnant raison à Eddard Stark, qui en plus de venir récupérer sa soeur, aurait par là mis fin au déshonneur de la femme qu'il avait aimée, à savoir Ashara. "C'est ici que tout finit."
Mais est-ce vraiment une victoire et la fin de l'histoire ? La fin, certes pas, puisque les événements relatés ont lieu quatorze ans avant le début de la saga, et qu'ils ont une influence directe dessus (cf l'article "l’histoire en chansons, première partie"). Comme dit Arthur Dayne, c'est plutôt ici "que tout commence".
Dans le rêve d'Eddard, les visages des six qui le soutiennent, qui étaient pourtant ses compagnons fidèles qu'il connaissait et fréquentait dans le quotidien de la guerre depuis de nombreux mois, se dissolvent comme des ombres brumeuses, comme l'Autre tué par Samwell Tarly à l'aide d'un poignard en verredragon (autre nom de l'obsidienne), dans le tome 3 A Storm of Sword. Cette image prend d'autant plus de sens dans la version originale, que concernant les trois chevaliers de la Garde, leurs visages resplendissent ou littéralement "flambent haut et clair" ("their faces burned clear"), et derrière eux, les montagnes de Dorne sont rouges, ou plutôt "violettes", comme enflammées par la lumière de l'aube. Je précise que les montagnes de Dorne sont appelées "montagnes rouges" et que la légende raconte qu'elles ont pris ce nom et cette teinte à cause des nombreux combats et massacres qui les ont ensanglantées. Mais ici, par la magie du texte, elles sont comme illuminées par les trois guerriers divins aux faces brillantes et brûlantes telles des étoiles - l'Étoile du matin, ou le soleil levant... ou le feu des dragons.
Les rêves d'Eddard tiennent de la vision : la réalité a en quelque sorte été expurgée pour ne retenir que l'essentiel de ce qui s'est vraiment passé à la Tour de la Joie au regard des "dieux".
Qui sont donc les trois chevaliers du dragon, ceux dont la face "flambante" a marqué la mémoire d'Eddard au fer rouge ?
J'ai déjà parlé longuement d'Arthur Dayne, l'Epée du Matin.
Il est accompagné d'Oswell Whent, membre de la famille régnante d'Harrenhal (notons au passage que la mère de Catelyn Tully était une Whent), dont l'emblème est la chauve-souris. La chauve souris est liée par ses ailes en cuir au dragon. Elle en est une sorte d'avatar amoindri, et ce n'est pas un hasard si on les retrouve à Harrenhal, la forteresse royale qui avait été incendiée au souffle de dragon et où l'orgueilleux roi Harren et ses fils avaient péri. Oswell Whent, donc, ou les ailes du dragon.
Il y a le vieux Hightower, surnommé le Taureau Blanc. Normalement, à la mention du Taureau, l'attention s'éveille et on pense au Taureau du culte de Mithra dans notre antiquité, dont le sacrifice marque la fin d'un cycle et le commencement d'un autre (pour faire court) : GRRMartin est un érudit friand de références littéraires et mythologiques (et pas que !) qui sont autant d'indices pour l'interprétation de certaines scènes. En l'occurrence, à la Tour de la Joie, un rituel sacrificiel est pratiqué, bien que les protagonistes n'en aient pas clairement conscience. Accessoirement, on retrouve le sacrifice du Taureau à un autre moment dans la saga : Samwell Tarly - futur compagnon de Jon Snow à la Garde de Nuit, et le même qui a tué un Autre avec du verredragon - était trop lâche, gros et mou au goût de son père, qui désespérait de le rendre plus vaillant et d'en faire un héritier acceptable; il avait donc fait venir d'orient des conjurateurs qui avaient baigné le jeune Sam dans le sang de taureau pour lui transmettre sa puissance et son courage. Comme toujours dans la saga, les rituels, comme les voeux faits aux dieux, sont couronnés de succès, mais le résultat n'est jamais là où on l'attend. Cette histoire est racontée dans le tome 1 A Game of Thrones par Sam, qui est persuadé comme son père que les conjurateurs n'étaient que des charlatans.
Par ailleurs, la figure du taureau se retrouve à travers deux personnages surnommés ainsi : d'abord Grenn - surnommé "Auroch" à cause de son physique et de sa force - recrue de la Garde de Nuit en même temps que Jon et un de ses meilleurs amis; puis Gendry, lui aussi surnommé Taureau pour son physique et pour le casque à cornes qu'il s'est lui-même forgé et aime porter; Gendry est un fils bâtard de Robert Baratheon (il ignore son lien de filiation et n'a aucune envie de connaître son père) qui accompagne Arya Stark durant tout son périple dans le Conflans. Jon et Arya suivent comme par hasard tous les deux la route des dragons, chacun à leur manière. Pour finir, le taureau est une bête à cornes, comme le sont les dragons.
Enfin, Arthur Dayne est l'Épée du Matin, qui n'est pas "l'épée rouge des héros" mais qui en dehors de la couleur en a tout de même les caractéristiques et pourrait alors représenter le "souffle du dragon".
Cependant, il ne suffit pas de dire que les trois gardes royaux ont été tués pour en faire un sacrifice rituel, il faut encore regarder si les conditions du rituel ont pu être réunies.
La prophétie d'Azor Ahai nous en donne quelques éléments - "né du sel et de la fumée" - mais de véritables rituels sont présents dans la saga, qui nous permettent de retrouver les ingrédients communs : le sel, la fumée (qui peut être de la brume marine, de la poussière, la fumée d'un feu, enfin n'importe quoi de brumeux), un poignard ou tout objet tranchant en métal, le feu, et bien sûr la matière première sur laquelle agi le rituel : le sang. Du sel, il y en a eu en abondance, par les larmes d'Eddard auprès de sa soeur mourante et par celles de Lyanna accouchant; le sang aussi; le feu est sur les visages des trois gardes royaux; quant à la fumée, on la retrouve dans la poussière soulevée par le combat, traduite également dans la vision d'Eddard par la brume dans laquelle se dissipent ses amis devenus fantômes; les épées font office de poignard. On peut ensuite imaginer que Lyanna dans sa chambre de parturiente bénéficiait d'une assistance, donc d'un feu pour chauffer la pièce, d'eau chaude et fumante pour baigner l'enfant et la mère, peut-être d'encens, d'un instrument coupant pour trancher le cordon ombilical. De fait, le combat qui se déroule hors de la Tour de la Joie est mis en parallèle immédiat avec celui qui se déroule à l'intérieur : dans les deux cas, le sang achète la vie, et pas n'importe laquelle, celle de Jon Snow.
Les deux scènes fusionnent dans une image unique, après qu'Arthur et Eddard ont échangé des paroles rituelles, comme un sortilège que chacun lancerait à l'autre :
"C’est maintenant que tout commence", disait ser Arthur Dayne, l’Epée du Matin. Il dégainait Aube et la saisissait à deux mains. Elle avait une pâleur laiteuse, et la lumière l’animait des palpitations de la vie.
"Non, rectifiait Ned d’une voix quelque peu navrée, c’est maintenant que tout s’achève." Et, comme s’ensuivait une mêlée furieuse de brume et d’acier, soudain retentissait la voix éplorée de Lyanna. "Eddard !" criait-elle. Une rafale de pétales de roses traversait un ciel sillonné de sang et bleu du bleu des yeux de la mort.
(Eddard X, tome 1 A Game of Thrones)
La rafale de pétales de roses traverse ici le ciel comme le ferait une étoile filante. Etoiles filantes démultipliées à l'infini dans un ciel où elles ont tracé leurs sillons sanglants. L'étoile filante Dayne a versé son sang, qui s'est mêlé à celui de la couche de parturiente de Lyanna, et Jon Snow est né. Aube "palpitante de vie" a transmis la sienne au bébé, que le sort destine à combattre ceux qui ont les yeux bleus "du bleu de la mort".
Les compagnons brumeux d'Eddard Stark préfigureraient alors les Autres et des fantômes du passé détruits par Illumination lors de la Bataille de l'Aube.
La bataille de la Tour de la Joie pourrait d'ailleurs avoir eu lieu à l'aube, lorsque les premiers rayons du soleil frappent visages et Montagnes "violettes" pour les faire rougeoyer comme un feu, et que les étoiles s'éteignent.
Après le combat, la Tour a été détruite par Eddard et Howland Reed (probablement aidés par quelques paysans du cru qui devaient déjà approvisionner les précédents habitants de la Tour, mais peu importe) et ses pierres ont servi à édifier des cairns pour les huit morts. Son emplacement exact reste inconnu : c'est un lieu caché, situé sur une frontière physique, qui dans le rêve devient une frontière mystique entre les mondes humains et divins. C'est aussi un lieu tabou, car il a vu la mort d'une étoile et la naissance d'un dragon, deux divinités que le profane ne peut approcher sans risquer de commettre un sacrilège.
Plus tard, aux Météores où Eddard ramène Aube, et fait nourrir Jon pour les premiers temps de sa vie - Ashara l'a-t-elle allaité, elle aussi ? - l'image de l'étoile tombante est redoublée par la chute d'Ashara. On ne retrouvera pas son corps, de la même manière qu'on n'attrape pas une étoile.
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 34 autres membres